Le Déjeuner sur l’herbe Rendez-vous indécent !

Mais que fait cette femme nue au milieu de messieurs habillés ? Edouard Manet ne le sait peut-être pas lui-même… Qu’importe ! Rien de tel qu’un petit scandale pour s’inscrire dans les annales.

En 1863, Édouard Manet propose au Salon (Paris) une toile immense qu’il intitule dans un premier temps Le Bain. L’oeuvre est refusée. Motif ? Elle présente une femme nue dans un cadre contemporain. Particulièrement sévères, les jurés écartent alors près de 3 000 oeuvres sur les 5 000 présentées. Interpellé, mais surtout bien décidé à passer pour un bon libéral encourageant l’avant-garde, Napoléon III décide que les peintures éconduites seraient exposées en marge de l’événement officiel, au Salon des refusés. Le tableau de Manet s’y attire les foudres du grand public et de la critique. Les réactions sont si vives que la pièce dut être déplacée. Elle fut accrochée plus haut afin d’adoucir l’impact de cette vision impudique mais aussi pour l’épargner des éventuelles dégradations de visiteurs turbulents.

En réalité, le style et la facture bouleversent presque autant que le sujet. Habitué au fini académique, le public s’indigne devant cette façon de peindre comparable à une ébauche. Manet abandonne les dégradés subtils pour livrer des contrastes brutaux. Il malmène la perspective (la baigneuse de l’arrière-plan devrait être plus petite) et intègre les personnages dans le sous-bois (rapidement esquissé) de manière artificielle. Outrée, la presse se déchaîne, se demandant même si l’artiste maîtrise les bases élémentaires du dessin.

Hymne au libertinage ?

Mais le véritable scandale revient à la représentation. Celle-ci soulève une vague de protestations encore plus puissante. La nudité d’une femme  » ordinaire  » – sans le moindre alibi mythologique – mêlée à la modernité des personnages masculins passe pour vulgaire. Un sentiment renforcé par son regard (presque racoleur) : elle scrute le spectateur, le défie… à tel point qu’il serait en droit de se demander : où est passée sa pudeur ? Et c’est bien le fait de réunir cette femme dans le plus simple appareil et ces messieurs endimanchés qui choque. Le tableau est qualifié d' » obscène « , de  » pornographique  » et constitue, pour certains, une véritable incitation à la débauche.

Dans l’intimité, Manet – plutôt amusé – surnommait ce tableau  » La partie carrée « . À l’origine, cette expression signifie passer du bon temps (en tout bien tout honneur) entre couples. Au fil du temps, l’expression prend des allures grivoises et devient synonyme de galipettes partagées. L’artiste ferait-il l’apologie des parties fines ? L’ambiguïté est manifeste ! Pourtant, le peintre revendique haut et fort ses références aux maîtres anciens. Deux sources nourrissent de manière évidente sa composition : une gravure d’après Raphaël (Le Jugement de Pâris) et Le Concert champêtre de Titien (1508), une allégorie présentant deux Muses nues en compagnie de deux hommes habillés. Défenseur de l’artiste, Emile Zola écrira :  » Le peuple se fit une image d’Edouard Manet comme voyeur. […] Et cette croyance était une grossière erreur, car il y a au musée du Louvre plus de cinquante tableaux dans lesquels se trouvent mêlés des personnages habillés et des personnages nus. Mais personne ne va chercher à se scandaliser au musée du Louvre.  » Beau plaidoyer ! Quoi qu’il en soit, l’ambiguïté n’a pas fini de planer sur ce Déjeuner qui fait encore et toujours jaser.

Dans notre numéro du 15 août : La Tentation de saint Antoine, Félicien Rops.

Gwennaëlle Gribaumont

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