Le crépuscule de Chirac

Christophe Barbier
Christophe Barbier Directeur de la rédaction de L'Express

Après avoir raté la dissolution en 1997, le président français a échoué dans son référendum. Peut-il échapper à une sortie par la petite porte en 2007 ?

Longtemps, Jacques Chirac s’est couché de bonne heure, les soirs d’élection. Pour le second tour des législatives de 1997, alors que se profile la cohabitation avec la gauche et que le sommelier de l’Elysée sert avec un humour involontaire du Château Chasse-Spleen, le président lance un placide :  » On verra ça demain.  » Et lors des européennes de 1999, tandis que ses collaborateurs sont particulièrement fébriles, il les abandonne à 23 h 15 :  » Bon, je vais me coucher.  » Dimanche soir, Jacques Chirac a-t-il trouvé si facilement le sommeil, après s’être exprimé rapidement ? Même s’il  » prend acte « , sans plus ciller, de la décision du peuple, il ne peut ignorer à quel point l’échec du référendum est un désastre personnel. Dans le funeste dépouillement de ce 29 mai, combien parmi les millions de bulletins  » non  » signifiaient  » Chirac, assez !  » plutôt qu' » Europe, stop !  » ?

A défaut d’un président soucieux le dimanche soir, il s’est trouvé une Chiraquie lucide le lundi matin. L’ampleur du fiasco est sans commune mesure. Après avoir été le premier président de la Ve République à perdre des législatives qu’il avait lui-même provoquées par une dissolution de l’Assemblée nationale, Chirac est le premier chef d’Etat français de l’Histoire à échouer dans un référendum, hormis de Gaulle, qui en quitta le pouvoir en avril 1969. A chaque mandat, selon une expression qu’il affectionne, Chirac se sera tiré une balle dans le pied.

Plus grave que ces fiascos tactiques, le 29 mai aura vu s’effondrer l’£uvre européen du président. De Gaulle sanctifia la réconciliation franco-allemande, Georges Pompidou fit accepter par les Français l’entrée dans l’Union du Royaume-Uni, Valéry Giscard d’Estaing dopa l’Europe économique et, en 1992, François Mitterrand fit avaliser le futur euro par le peuple. A chaque président son fait d’armes europhile. Chirac, lui, aura tout cassé, étouffant dans l’£uf la Constitution européenne après avoir laissé dépérir le couple franco-allemand et traité de  » mal élevés  » nombre de nouveaux membres de l’Union lors de la polémique sur l’Irak. Sans aucun espoir, d’ici à 2007, de recoller les morceaux de la soupière européenne.

Victime de l’usure

C’est aussi son avenir que Jacques Chirac a vu voler en miettes. Les vingt-trois mois qu’il va accomplir avec un nouveau gouvernement, au service d’une  » nouvelle impulsion « , pour achever son quinquennat risquent de ressembler à un long crépuscule. Affleurante lors de cette émission télévisée face aux jeunes, le 14 avril, qui devait sauver le oui et fut un naufrage d’arguments, sa déconnexion de la réalité française est désormais sous la lumière crue du non au référendum. Jacques Chirac a perdu le peuple et va affronter le syndrome de la fin de règne.  » Elle a commencé il y a longtemps, renchérit un proche de Nicolas Sarkozy.

La fin de règne, pour les puissants, signifie parfois l’entrée dans l’Histoire. Mais, pour Chirac, les dégâts s’étendent au-delà de 2007. Hypothèse jusqu’au 29 mai, un troisième mandat présidentiel semble aujourd’hui un mirage. Faute de ce record de durée, le président sait désormais que sa trace dans la postérité relèvera du filigrane : pas de grands travaux à la Mitterrand pour s’inscrire dans le paysage, pas de redressement de la France à la de Gaulle, pas de fort symbole, comme la légalisation de l’avortement ou l’abolition de la peine de mort, juste le discours sur la responsabilité de la France sous l’Occupation et le passage à l’armée de métier, acquis dès 1995, plus le lustre provisoire de sa résistance aux Etats-Unis en 2003.

Dans la sanction infligée à Jacques Chirac, les Français ont exprimé plusieurs rejets. Au bout de dix années de présence à l’Elysée et de quarante ans de carrière, il est d’abord victime de l’usure. Dix ans, tout fout le camp. Arrivent alors à la citoyenneté de jeunes Français qui n’ont connu qu’un président, ainsi mué en souverain éternel, et qui ajoutent leur étouffement à la lassitude des générations précédentes. A la mi-temps d’un deuxième mandat, l’absence de résultats probants devient insupportable, le poids du bilan écrase toute perspective. Les dauphins s’impatientent et se font requins, l’opinion veut du sang et du sang neufà

Politique au fil de l’eau

A cet  » effet décennie  » Jacques Chirac voit s’ajouter, aggravant son cas, quelques maux spécifiques. Il y a, d’abord, la présence envahissante de Nicolas Sarkozy. L’omniprésent président de l’UMP, avatar des partis gaullistes, rêve de gravir au plus vite les marches de l’Elysée. Selon lui, le non des Français exprime surtout leur lassitude à l’égard de Jacques Chirac.  » Je suis l’incarnation de sa fin, c’est pour cela qu’il me déteste « , résume Sarkozy. Il va peut-être un peu vite en besogne. Une embuscade n’est pas une antichambre. Mais, si le vote de dimanche ne dit pas qui sera le sixième président de la Ve République, il ressemble tout de même, pour Jacques Chirac, à un préavis de licenciement.

Limitant son avenir à 2007, les électeurs ont aussi jugé, dans leur vote, le passé de Chirac. En effet, c’est finalement sa manière de penser l’Europe et sa façon de faire de la politique qui ont été sanctionnées. S’il avait été constant dans son engagement proeuropéen, Chirac aurait peut-être réussi sa tentative d’£cuménisme autour du texte. Mais comment prêter foi à celui qui, aujourd’hui apôtre de l’Europe politique, en était hier l’imprécateur ? Car le même homme adressa aux Français, jeudi dernier, un vibrant  » Il nous faut une Europe politique capable de faire émerger une véritable puissance européenne  » et publia le 6 décembre 1978 l’appel de Cochin :  » Il est des heures graves dans l’histoire d’un peuple où sa sauvegarde tient toute dans sa capacité de discerner les menaces qu’on lui cache. [à] Derrière le masque des mots et le jargon des technocrates, on prépare l’inféodation de la France, on consent à l’idée de son abaissement. En ce qui nous concerne, nous devons dire non.  » Europhile aux racines souverainistes, Chirac a manqué de crédibilité pour porter le oui au-delà des 50 %.

 » La préférence communautaire est indissociable de la construction de l’Europe « , affirmait-il en 1994 dans Une nouvelle France (NiL), en expliquant que l’Union devait se  » protéger « . Oublier ces conditions a mené au non.

Ces échecs et renoncements du président et des siens, sur fond de conviction européenne en caoutchouc, forment une suite de petites trahisons et illustrent la méthode Chirac, qui consiste à ne pas en avoir. Rassurante dans son pragmatisme, l’absence d’idéologie cache une politique au fil de l’eau, qui cale un discours sur un courant dominant bien repéré (libéralisme en 1986, fracture sociale en 1995, sécurité en 2002, antilibéral pour vanter les aspects sociaux de la Constitution) et se soucie peu, ensuite, des actes et des résultats. C’est aussi cette  » gouvernance  » de l’improvisation habile, mais stérile, que les électeurs ont condamnée dimanche.

Dans le bureau du président, une immense tapisserie, Don Quichotte guéri de sa folie par la Sagesse, illustre l’ultime chapitre de la saga de Cervantès, écrite il y a cinq cents ans : entouré d’une assemblée en pleurs, affaissé sur un fauteuil, malade, il renonce à la vie de chevalier errant. Le 29 mai sonne-t-il pour Jacques Chirac la fin de l’aventure ?

Christophe Barbier

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