» Le cour n’y était pas « 

Hergé s’est quelquefois prêté, surtout au début de sa carrière, à la réalisation d’annonces publicitaires et se basait alors souvent sur des idées que lui fournissait son ami José De Launoit. Guillaume Van der Stighelen, cofondateur de l’agence de pub Duval Guillaume, et lui-même dessinateur, opère une distinction importante entre les travaux artistiques et publicitaires d’Hergé.

Non, je ne me qualifierais pas de fan d’Hergé, nous assure Guillaume Van der Stighelen. J’éprouve pour lui plus de respect que d’amour ; c’est plutôt une certaine fascination qu’un coup de c£ur. J’étais fan de personnages de BD comme Néron et Lambique, des gars que l’on pouvait soudoyer avec un petit verre et qui se trouvaient eux-mêmes les plus grands, les meilleurs et les plus fantastiques. Tintin plane un peu au-dessus de la réalité. Il n’a pas ce genre de défauts. « 

Van der Stighelen, qui a dessiné pour Flair avant d’acquérir une réputation enviée de rédacteur publicitaire, compare Hergé aux Beatles.  » Dans tous les secteurs, il y a des gens qui réalisent des £uvres si pures et si limpides que tous les autres poursuivent dans la même voie. C’est ce qu’ont fait les Beatles avec le rock’n’roll et Hergé avec la BD : sur la base d’un certain nombre d’éléments existants, ils ont créé quelque chose de neuf sur quoi leurs successeurs continuent de capitaliser. Ils ont posé les bases d’un tout nouveau genre. Chez Hergé, cette pureté ne résidait pas seulement dans la ligne claire, mais aussi dans la structure du récit, dans des archétypes de personnages, dans les couvertures qu’il dessinait. La couverture d’un album de Tintin, c’est comme un excellent générique de film, ces cinq premières minutes qui vous séduisent à un tel point que vous vous immergez immédiatement dans le récit. A ce niveau, les couvertures de Tintin sont inégalées, aujourd’hui encore. Elles constituent de parfaites annonces publicitaires pour ces BD.  »

On a demandé, il y a quelques années, à Duval Guillaume, l’agence de pub cofondée par Van der Stighelen, de créer une icône pour la comédie musicale Tintin et le Temple du Soleil.  » Ce n’était pas une mission simple, dit-il. Mais l’image qu’a créée notre designer Marc Borgions est devenue une icône importante. Cela m’a fait quelque chose de la voir en grand, suspendue dans le West End, à Londres. Le problème est que nous souhaitions naturellement faire quelque chose qu’Hergé lui-même aurait approuvé. Il fallait, selon moi, que nous puissions dire que notre icône aurait pu constituer une meilleure couverture pour l’album Tintin et le Temple du Soleil. Il fallait une création pure et forte, une image qui vous emmène dans la mystique du récit.  »

A propos des travaux publicitaires qu’Hergé a réalisés, dans les années 1930 notamment, Van der Stighelen est loin d’être enthousiaste.  » Je ne trouve pas très intéressantes ses affiches et ses autres travaux publicitaires. Le c£ur n’y était pas. Je sais que sa première femme considérait la publicité comme une chose vulgaire. C’est pourquoi elle a veillé, en faisant jouer ses relations dans la bourgeoisie bruxelloise, à ce que son mari soit bien rémunéré pour ses bandes dessinées. Elle y a réussi. Hergé est le premier à avoir publié des bandes dessinées rentables, il a professionnalisé le métier, alors qu’à l’origine il devait compter sur la publicité pour gagner sa vie. Avec son ami, le dessinateur José De Launoit, il a créé l’Atelier Hergé – Publicité, une agence de pub dont la prospection de la clientèle était surtout le fait de De Launoit. « 

Hergé n’était en tout cas pas un créateur publicitaire très talentueux, selon Van der Stighelen.  » à ce niveau, Hergé n’était décidément pas le plus grand. On sent qu’il était plus concerné par l’aspect graphique de ses pubs que par les idées qui en ressortaient. Il avait réfléchi en profondeur aux couvertures de ses albums, mais la pub, ce n’était qu’un gagne-pain : vous demandez, nous produisons. On a l’impression que le briefing de cette campagne pour des cigarettes turques (ci-dessus) était tout simplement : « Dessinez-moi un homme qui fume une cigarette. » (Il rit.) C’est ce qu’il a fait, en toute simplicité, sans réfléchir le moins du monde à un concept original. Même chose pour ces affiches pour « la Bonne Fumure à base de Potasse » (en haut, à droite) et pour « Van Schelle Sports » (en bas, à droite) : elles ne sont vraiment pas bonnes. Totalement exemptes d’inspiration. Le seul élément positif qui apparaît dans certaines de ces affiches est le travail typographique. Le positionnement des lettres est quelquefois remarquable. Mais c’est tout.  »

Van der Stighelen pose deux dessins côte à côte : la parade des serpentins tirée de Tintin en Amérique et l’affiche qu’Hergé a dessinée pour l’arrivée de saint Nicolas à l’Innovation, à Bruxelles (voir page 65).  » On perçoit ici très clairement la différence entre le dessinateur de BD et le concepteur d’affiche. A gauche, on trouve ce en quoi cet homme croit, un dessin dans lequel il a mis tout son c£ur et auquel il a certainement travaillé de longues heures, jusqu’à ce que chaque petit papier se trouve à sa place, jusqu’à ce que la perspective soit parfaite, jusqu’à ce qu’on sente dans le dessin l’ambiance de cette rue et qu’on entende presque la musique. Un travail superbe. A droite, par contre, vous avez un catalogue des souhaits du client. Car c’est probablement ainsi que ça s’est passé : les gens de l’Innovation lui ont demandé de dessiner un cortège de saint Nicolas qui mettrait en scène tous les départements du magasin, avec des enfants, des clowns, et une voiture, et saint Nicolasà Le client a reçu ce qu’il avait demandé sans que le dessinateur y ait réfléchi sérieusement lui-même. Il a correctement exécuté le briefing. Rien de plus.  »

Les choses auraient pu être différentes, pense Van der Stighelen.  » S’il avait reçu d’autres briefings, Hergé aurait peut-être pu dessiner de puissantes images publicitaires. Mais on ne lui a jamais demandé de réaliser une campagne qui lui soit propre. Si vous engagez quelqu’un qui a du talent, donnez-lui l’occasion de le mettre à profit. Fiez-vous aux idées auxquelles il tient, ne l’étouffez pas mais donnez-lui des ailes. Imaginez le plafond de la chapelle Sixtine. Comment pensez-vous que le pape a briefé Michel-Ange ? Il aurait pu lui dire : « Le plafond doit être peint, vous êtes le plus cher, veillez donc à ce que je ne puisse plus voir la moindre fissure. Mettez beaucoup de saints et d’anges, et faites en sorte que Dieu soit au centre. » Mais ça ne peut pas s’être passé ainsi. Le pape a probablement dit : « Vous êtes le plus grand artiste du pays. Je veux que les gens qui viendront prier ici soient impressionnés par le caractère grandiose de Dieu et de sa création. » C’est ça, la mission que Michel-Ange a acceptée d’accomplir. On connaît le résultat. Hergé, lui, n’a clairement jamais reçu de ses clients un briefing aussi stimulant. Voyez le résultat… « 

par J. DE CEULAER

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