Le combat du Tibet

Le régime chinois cherche encore, à quelques mois des Jeux olympiques, une réponse au défi posé par sa province rebelle. Si la lutte des Tibétains s’ancre dans l’histoire de leur terre mythique, demain, pourtant, leur avenir se jouera au-delà de ses frontières.

Mais que fait la police ? Malgré les appels au calme des autorités de Pékin, des milliers de Chinois ont manifesté, en début de semaine, à proximité de plusieurs hypermarchés du groupe français Carrefour. Sur la Toile, plus de 20 millions d’internautes chinois ont signé des pétitions appelant à boycotter le géant de la distribution, accusé de soutenir le dalaï-lama, chef spirituel et politique des Tibétains en exil. Les démentis du patron de l’entreprise, José Luis Duran, n’ont eu aucun effet. En début de semaine, Louis Vuitton et d’autres marques françaises faisaient, elles aussi, l’objet de menaces semblables. Même l’ambassade de France, pourtant située dans un quartier ultra-sécurisé de la capitale chinoise, a été brièvement entourée, le 19 avril, d’une cinquantaine de manifestants en colère. Certes, quelques chaînes de télévision étrangères, telles CNN ou la BBC, ont été critiquées aussi pour leur couverture, jugée trop favorable aux  » séparatistes tibétains « . Mais Paris apparaît comme la principale cible des protestataires, chauffés à blanc par l’accueil chaotique réservé à la flamme olympique lors de son étape française, le 7 avril, et par les menaces de bouder la cérémonie d’ouverture des JO. En faisant citoyens d’honneur de la ville de Paris le dalaï-lama et le dissident chinois Hu Jia, le 21 avril, les élus de la capitale n’ont rien arrangé.

Inquiet, l’Elysée cherche à calmer le jeu. Plusieurs messages devaient être adressés à Pékin à l’occasion de la visite en Chine, cette semaine, de l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Premier à arriver sur place, le 21 avril, le président du Sénat français, Christian Poncelet, a rencontré l’escrimeuse handicapée Jin Jing, une des porteuses de la flamme olympique, chahutée lors de l’étape parisienne, pour lui remettre une lettre d’excuses de Nicolas Sarkozy :  » Je veux vous dire que j’ai été choqué par les attaques dont vous avez été l’objet. « 

On comprend l’empressement présidentiel à faire amende honorable : alors que l’économie mondiale donne des signes d’essoufflement, aucun chef d’Etat ne veut risquer de se fâcher avec un marché aux besoins immenses, qui représente plus de 1 être humain sur 6… Nul doute que les efforts de Paris seront récompensés et que les autorités de Pékin mettront un terme, du jour au lendemain, aux débordements les plus passionnés. Ce fut déjà le cas en 1999, lors d’une série de rassemblements antiaméricains, et, en 2005, quand des milliers de Chinois avaient protesté contre des manuels d’histoire japonais.

Le plus inquiétant, dans ces conditions, ce sont moins les manifestations elles-mêmes que la vision du monde qu’elles révèlent. Alors que les JO de Pékin doivent débuter dans moins de quatre mois, la Chine reste bel et bien prisonnière de ses vieux démons nationalistes et xénophobes.  » Nous devons faire corps, lance un internaute. Montrons à ces étrangers sans cervelle la portée de notre esprit !  » Pourquoi ce pays-continent, qui compte parmi les principaux bénéficiaires de la mondialisation et qui a adopté la formule  » Un monde, un rêve  » comme slogan olympique, en est-il encore là ? En quoi 1,2 milliard de Chinois seraient-ils menacés par l’éventuelle tentation séparatiste de quelque 5 millions de compatriotes tibétains ? Et quel est donc ce pays qui prétend incarner le développement et la modernité, comme en témoigne l’urbanisme tonitruant de ses grandes villes, tout en préservant une idéologie, le nationalisme, dont les racines idéologiques remontent à la Révolution française ?

Plus que les autres, le combat du Tibet met à vif les nerfs des Chinois. Et les soulèvements violents du mois de mars, dans plusieurs villes tibétaines (voir Le Vif/L’Express du 21 mars), ont créé un électrochoc. Au sommet de l’Etat, en particulier, personne n’a oublié que la dernière grande vague d’émeutes à Lhassa, capitale historique du Tibet, remonte au printemps 1989, quelques semaines avant les manifestations immenses sur la place Tiananmen. Le président chinois actuel, Hu Jintao, était alors secrétaire du PC dans la région. C’est lui qui ordonna la loi martiale.

Voilà des années, pourtant, que le dalaï-lama a renoncé à sa revendication d’indépendance . De Dharamsala, le village himalayen du nord de l’Inde où il préside un  » gouvernement en exil  » depuis sa fuite, en 1959, cet homme de 72 ans, si apprécié en Occident, répète sans cesse qu’il admet l’appartenance de son ancien royaume à la Chine éternelle. Tout juste demande-t-il, au risque d’accroître l’impatience des plus jeunes, la fin du  » génocide culturel  » au Tibet et la possibilité pour les Tibétains de mener, à l’échelle locale, leurs propres affaires (voir page 44).

Pour modestes qu’elles soient, ces requêtes sont manifestement excessives pour Pékin. En dépit de négociations secrètes avec des représentants de Sa Sainteté, le dalaï-lama est toujours présenté dans les médias officiels comme un dangereux  » sécessionniste « , qui mettrait en péril l' » unité de la patrie  » chinoise. Le représentant du Parti communiste au Tibet, Zhang Qingli, le décrit comme  » un esprit cruel avec un visage d’homme et le c£ur d’une bête « … Et la grande majorité des Chinois, désinformée par une propagande omniprésente, reste totalement ignorante des complexités de la question.

Sur place, pendant ce temps-là, la culture tibétaine semble condamnée à emprunter la même voie que celle des Indiens d’Amérique – celle du folklore, au risque de l’oubli. La tradition et les croyances de l’ancien royaume ont beaucoup souffert aux mains du communisme chinois, en particulier sous la Révolution culturelle (1966-1976). Mais le développement capitaliste effréné de ces dernières années achève le travail. Car la Chine y impose sa propre vision du progrès. A l’image des autres villes du pays, les centres urbains du Tibet sont transformés en chantiers géants, pour faire place à des tours de verre et d’acier. La rénovation du réseau routier et la construction de la ligne de chemin de fer la plus élevée du monde ont facilité de nouvelles vagues d’immigration, au point que les Tibétains sont désormais minoritaires dans leur propre capitale. Dans les écoles et les universités de la région, la langue d’enseignement est le mandarin. Même les intellectuels tibétains qui souhaiteraient étudier leur propre littérature ancienne sont contraints de lire les textes dans une version traduite en chinois. Et si les pratiques religieuses sont tolérées, comme dans le reste du pays, de nombreux temples et monastères sont transformés en attractions touristiques. La résistance des moines et des nonnes n’en est que plus remarquable (voir page 70).

A l’avenir, cependant, si le combat du Tibet se poursuit, il se déroulera au-delà des frontières de l’ancien royaume, au sein d’une diaspora décidée à préserver ses traditions et ses croyances. En contraignant le dalaï-lama à l’exil, il y a près d’un demi-siècle, la République populaire aurait ainsi créé, malgré elle, les conditions de la survie d’une culture tibétaine. Ce combat-là sera chimérique, sans doute, et empreint de nostalgie, sûrement. Pur et enivrant, comme l’air des hauts plateaux. l

Marc Epstein

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