Le casse-tête du 13 juin

Au lendemain du scrutin régional, la réalité s’impose de façon plus criante que jamais : c’est le Vlaams Blok qui dicte, désormais, l’agenda politique de la Flandre. Pour écarter la menace d’un éclatement du pays, les responsables politiques ne savent plus où donner de la tête

Il y a des chiffres qui tombent comme un couperet. Celui-ci en est un : plus de 24 % des électeurs flamands ont donné leur voix au Vlaams Blok. Pis : si les chrétiens du CD&V n’avaient pas eu la lumineuse idée de s’allier aux séparatistes de la N-VA (lesquels maquillent pudiquement ce qualificatif sous le vocable plus acceptable de  » nationalistes « ), le parti d’extrême droite aurait décroché la palme de premier parti au Nord. Si l’on additionne les électeurs de ces deux formations politiques, un autre constat s’impose : un Flamand sur deux se fiche donc à peu près comme d’une guigne de l’Etat belge. Ou, à tout le moins, réclame davantage d’autonomie pour la Flandre. Dans l’espoir, notamment, d’alléger le  » boulet  » que représente, pour le nord du pays, une Wallonie à la traîne. D’envoyer paître, aussi, Elio Di Rupo et les diktats û tel l’octroi du droit de vote aux étrangers non européens û qu’il impose à la majorité flamande. Or, précisément, ce même Di Rupo et son parti, le PS, viennent de remporter une fois de plus la mise, du côté francophone. Pas sans éclaboussures, cependant : ainsi, dans le canton de Charleroi, le FN a attiré dans ses rets près de 17 % d’électeurs inquiets et désabusés. De quoi jeter une ombre sur le succès socialiste : si l’on n’y prend garde, un nombre croissant de francophones pourraient, aussi, se tourner, demain, vers l’extrémisme. Mais cela, c’est une autre histoire…

Aujourd’hui plus que jamais, la Belgique apparaît coupée en deux. Au Sud, un PS dominant avec, comme seul réel contre-pouvoir, un MR tendanciellement à la hausse, et ce malgré sa défaite (relative et sans doute conjoncturelle) de dimanche dernier. Au Nord, un parti chrétien structurellement en déclin, qui fait désormais jeu égal avec l’extrême droite, devant les socialistes et les libéraux. Les cartes de géographie politique revêtent des coloris tellement différents d’une communauté linguistique à l’autre qu’on n’évitera sans doute pas, cette fois, des gouvernements différents en Flandre et en Wallonie, voire à Bruxelles. En Wallonie, le formateur Elio Di Rupo est véritablement le maître du jeu, qu’il peut ordonner à sa guise. Plusieurs attelages sont possibles : la poursuite de la coalition sortante (PS-MR-Ecolo), une bipartite violette socialiste-libérale, une tripartite PS-CDH-Ecolo, une bipartite PS-CDH. A Bruxelles, aussi, tout est imaginable, mis à part une alliance entre les socialistes et les seuls ex-sociaux-chrétiens, qui n’atteindrait pas la majorité dans l’aile francophone du Parlement bruxellois. Il semble que la formule dite de l' » olivier  » (PS-CDH-Ecolo) ait la préférence des socialistes bruxellois Charles Picqué û le futur ministre-président du gouvernement régional û et Philippe Moureaux û le patron de la fédération bruxelloise du PS -, mais ce sera sans aucun doute le président Di Rupo qui tranchera. Sera-t-il soucieux de  » ménager  » quelque peu le MR (dont la hantise est d’être exclu des deux gouvernements régionaux) en poursuivant le travail avec lui en Wallonie, où les choses ne se sont pas si mal passées sous la précédente législature ? Changera-t-il, en revanche, de partenaire privilégié à Bruxelles, où le CDH a réalisé un beau sursaut alors que les libéraux ont décliné ? Ou optera-t-il, finalement, pour des gouvernements symétriques en Wallonie et à Bruxelles ?

On voit mal, toutefois, pourquoi le président socialiste se sentirait lié par une telle contrainte. De toute façon, la Belgique ne vit plus à l’unisson de part et d’autre de la frontière linguistique : la symétrie relative qui existait, jusqu’ici, entre les gouvernements des différents niveaux de pouvoir, est bel et bien enterrée. Et, par conséquent, on n’évitera plus des tiraillements supplémentaires entre le Nord et le Sud, pas plus qu’entre le gouvernement fédéral et ceux des entités fédérées. Arithmétiquement, en effet, trois partis sont nécessaires pour atteindre la majorité requise de 63 sièges au parlement flamand. A moins, bien sûr, d’associer le Blok au pouvoir, ce que, pour l’heure, tous les partis démocratiques flamands assurent vouloir exclure. Yves Leterme, le président du CD&V, aurait, semble-t-il, préféré s’allier aux socialistes et aux écologistes. Mais, face au refus de Groen ! de s’embarquer dans une aventure gouvernementale hasardeuse, si peu de temps après la terrible bérézina électorale de 2003, il ne lui reste plus qu’à constituer une tripartite  » traditionnelle « , composée du CD&V/ N-VA, du SP.A/Spirit et du VLD. Ce faisant, on offre évidemment un boulevard au Blok, relégué, avec les seuls écologistes, sur les bancs de l’opposition. Il ne faut donc pas être grand clerc pour prédire que les forces centrifuges, celles qui poussent toujours davantage à la dislocation de l’Etat belge, ne vont pas tarder à s’ébranler une nouvelle fois. Et que les responsables politiques du Nord, à commencer par les élus du CD&V/ N-VA, vont s’empresser de réclamer de nouvelles réformes institutionnelles, dont certaines ne tarderont pas à écorner la cohésion économique et fiscale du pays. Face à cela, bien sûr, les partis francophones peuvent opposer un front du refus. Mais, jusqu’ici, leur détermination n’a pas constitué la parade la plus efficace contre le délitement de l’Etat belge…

Il reste une autre question en suspens : qu’adviendra-t-il du gouvernement û fédéral û de Guy Verhofstadt, jusqu’ici composé des libéraux et des socialistes ? Résistera-t-il au casse-tête politique flamand ? Le Premier ministre s’est échiné à démontrer que son équipe ne devrait pas être touchée par les retombées d’élections régionales et européennes. En théorie, c’est exact : la coalition fédérale a été mise en place en mai 2003 pour une durée normale de quatre ans. Mais alors, que diable est venu faire Verhofstadt dans cette galère électorale ? Pourquoi s’est-il porté candidat à l’Europe, alors qu’il savait que son adversaire Jean-Luc Dehaene avait de fortes chances de remporter la mise, ce qui ne pouvait être interprété que comme une gifle cinglante assénée au Premier ministre ? D’autre part, le CD&V exigera-t-il finalement, ou non, d’être associé au gouvernement fédéral ? Après avoir menacé de le faire, au début de la campagne électorale, le parti chrétien semble aujourd’hui vouloir en revenir à plus de modestie. C’est que la constitution d’une tripartite fédérale bénéficierait, une fois de plus, au Blok : il monopoliserait, presque à son avantage exclusif, les travées de l’opposition au Parlement fédéral. Deux arguments plaident, cependant, pour un élargissement de l’attelage violet aux sociaux-chrétiens : on aurait, ainsi, une symétrie entre les échelons fédéral et flamand, ce qui faciliterait sans doute la vie au sein d’un Etat fédéral où la vie politique est largement dominée par la Flandre. En outre, pareille coalition obtiendrait la majorité des deux tiers au Parlement fédéral, ce qui permettrait, notamment, de réaliser ces fameuses avancées confédérales réclamées par le nord du pays. Mais, quoi qu’il en soit, Leterme sait bien que les sociaux-chrétiens, devenus incontournables en Flandre, seront, d’une manière ou d’une autre, associés aux futures négociations institutionnelles. La présence, ou non, de son parti au gouvernement fédéral n’y changera donc pas grand-chose…

On n’a pas encore résolu le casse-tête né des élections du 13 juin que, déjà, s’en profile un autre. Dans deux ans, les Belges seront à nouveau appelés aux urnes : pour les élections communales, cette fois. On voit mal ce qui, en Wallonie, pourrait venir troubler la puissance du PS, fort bien implanté au niveau local. Et ce, même si les résultats obtenus, dimanche dernier, par le FN, constituent une réelle menace pour l’avenir. En revanche, 2006 pourrait bel et bien signer, en Flandre, la fin du cordon sanitaire. Certains élus locaux, notamment dans les rangs du CD&V, ont déjà fait savoir tout le mal qu’ils en pensaient. Comment éviter, dès lors, que certaines  » listes du bourgmestre  » s’ouvrent aux  » blokkers « dans les communes où ils font un tabac ? Mystère. Un de plus…

Isabelle Philippon et Philippe Engels

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire