Le capitalisme se nourrit des désastres

Plus ambitieux que No Logo, le nouveau livre de Naomi Klein, La Stratégie du choc, montre comment le capitalisme profite des catastrophes.

Son nom est devenu un handicap. Lors de sa dernière enquête, c’est son mari Avi Lewis, journaliste à la télévision canadienne, qui a dû prendre rendez-vous avec des responsables de la Banque mondiale. Une fois le feu vert obtenu, lui filmait les interviews et elle posait les questions. Une manière un peu tordue de procéder, mais elle n’avait pas le choix. Naomi Klein : ce nom résonne paradoxalement comme une marque de fabrique depuis le succès planétaire de son livre No Logo. La tyrannie des marques. Publié en 1999, cette  » bible anticapitaliste « , traduite en 26 langues, s’est vendue à plus d’un million d’exemplaires.

Son nouveau livre, La Stratégie du choc, qui vient de paraître en français (1), est déjà un best-seller. En tête des ventes dans les pays anglo-saxons, où il est sorti en septembre 2007, ce pavé de plus de 650 pages y a suscité une vive polémique que le critique londonien Robert Cole a bien résumée dans The Times :  » Si vous êtes d’accord avec les idées de Naomi Klein, vous la trouverez passionnante, sinon vous considérerez que son travail n’est que foutaises.  » La journaliste canadienne a réalisé un remarquable travail d’investigation.

Son objectif : révéler comment les ultralibéraux tirent avantage des crises et des cataclysmes, voire les provoquent, pour imposer violemment leur logique de profits. Ainsi, dix-neuf mois après le tragique passage de l’ouragan Katrina (septembre 2005), alors que la plupart des pauvres de La Nouvelle-Orléans n’étaient pas encore rentrés, presque toutes les écoles publiques de la ville sinistrée avaient été remplacées par des écoles exploitées par le secteur privé. Et 3 000 fonctionnaires furent congédiés dans les mois qui suivirent les inondations.

Même chose au Sri Lanka où, après le tsunami de décembre 2004, les familles de pêcheurs évacuées ne furent pas autorisées à revenir s’établir le long du littoral, officiellement pour des raisons de sécurité. Une mesure qui n’a cependant pas touché l’industrie touristique. Selon un plan gouvernemental élaboré deux ans avant le tsunami et pourtant rejeté par la majorité des Sri-Lankais, les hôtels ont envahi, dès 2005, les précieuses plages où les pêcheurs vivaient avant le déferlement de la vague géante.

Naomi Klein déshabille Friedman et ses Chicago Boys

Tsunami, Katrina, coups d’Etat militaires en Amérique latine, guerres des Malouines, de Tchétchénie et d’Irak, crise financière en Asie du Sud, dissolution de l’Union soviétique… En sautant audacieusement d’un continent et d’une décennie à l’autre, Naomi Klein décrit l’émergence de ce qu’elle appelle le  » capitalisme du désastre « . Pour elle, il n’y a pas de hasard dans les évolutions parallèles qui ont suivi tous ces événements traumatisants. Le fondamentalisme du marché se nourrit des désastres et des crises, ainsi que l’avait expliqué, en d’autres termes, Milton Friedman dans son livre le plus illustre, Capitalisme et liberté :  » Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements « , indiquait-il dans la préface. La Stratégie du choc est un réquisitoire sévère contre l’économiste américain, père du néolibéralisme, décédé en 2006, et contre ses disciples de l’influente école de Chicago.  » Uncle Miltie  » a abreuvé de ses doctrines nombre de présidents américains, après s’être servi du Chili de Pinochet et d’autres pays latino-américains comme laboratoire expérimental.

Utilisant une métaphore controversée mais intéressante, Naomi Klein compare la thérapie de choc des réformes néolibérales aux expériences psychiatriques des années 1960, qui consistaient à traiter des patients par électrochocs. Le but était, en désorientant ceux-ci, de vider leur esprit comme on peut librement remplir une page vierge de nouvelles idées. De la même manière, le capitalisme profite, selon Klein, d’événements traumatiques déstabilisant les populations pour imposer des réformes qui, autrement, resteraient lettre morte. Pis : la Canadienne dénonce un système corporatiste. Cette stratégie du choc ne bénéficierait qu’aux gouvernants et aux grandes entreprises, alliés jurés pour le meilleur, à savoir la redistribution des richesses vers le haut.

Sa démonstration la plus convaincante : l’autopsie qu’elle fait de l’après-11- Septembre et surtout de la guerre en Irak, sous-traitée à des mercenaires. Le séisme déclenché par les attentats antiaméricains est l’exemple le plus probant de  » page vierge  » utilisée par les néoconservateurs pour laisser le marché dévorer l’Etat jusqu’au c£ur. Entre 2001 et 2006, les PDG des 34 entreprises les plus importantes du secteur de la défense ont vu leur salaire moyen augmenter de 108 %, alors que celui des grands patrons des autres secteurs n’a progressé que de 6 %.

L’Irak, un eldorado pour les entrepreneurs américains

Sans parler de l’enrichissement personnel de membres du gouvernement Bush, comme Donald Rumsfeld : pendant son mandat, le secrétaire à la Défense a  » omis  » de se défaire de ses actions de la société Gilead Sciences, leader américain des biotechnologies, dont les profits ont explosé après le 11 septembre 2001. Dick Cheney a fait de même avec ses actions de la société Halliburton qui a réalisé de juteux bénéfices en Irak, grâce à l’argent du contribuable. La multinationale de Houston, au Texas, a employé jusqu’à 50 000 travailleurs sur le sol irakien !

Naomi Klein dénonce aussi l’hypocrisie de la mission du proconsul américain Paul Bremer en Irak : cet ancien homme d’affaires (spécialisé dans l’assurance des multinationales contre le terrorisme dès le… 11 octobre 2001) a infligé la privatisation de l’économie irakienne à une population terrorisée par le largage de dizaines de milliers de bombes. Pis : les lois Bremer ont permis aux entreprises privées américaines de mettre la main sur la reconstruction du pays. Celles-ci sont reparties sans même terminer le travail. Illustration : la société Parsons Global, rivale américaine d’Halliburton, a touché 182 millions de dollars pour la construction de 142 cliniques tout en n’en terminant que six…

La Stratégie du choc est bourré d’exemples de cet ordre, visant à démasquer ces politiques néolibérales qui non seulement se sont imposées sans véritable consensus démocratique, mais surtout ont échoué malgré leurs prétentions de succès. Très argumenté et documenté, le livre de Naomi Klein, qui contient plus de 150 pages d’annexes, est néanmoins partisan, militant même. L’auteur, l’activiste altermondialiste la plus réputée de la planète, ne s’en cache pas. On perçoit cependant dans son propos un certain déterminisme comme si elle essayait parfois de forcer le trait pour donner plus de force à sa démonstration. La Stratégie du choc n’en constitue pas moins un impressionnant pamphlet contre le néolibéralisme, qui ne manquera pas de susciter un débat sain et fécond. Comme le fait remarquer le philosophe politique américain Michael Hardt (2), il est indéniable que  » Klein offre à la gauche un nouveau point de ralliement « . Cela n’est pas sans intérêt, en ce moment, pour les gauches européennes qui, hormis en Espagne, connaissent un terrible Waterloo.

(1) La Stratégie du choc, de Naomi Klein, est publié chez Actes Sud, en collaboration avec les éditions québécoises Leméac. A consulter : www.naomiklein.org/shock-doctrine

(2) Michael Hardt a signé un excellent article sur le livre de Klein dans le n° 4 de La Revue internationale des livres et des idées. Renseignements sur http://revuedeslivres.net

Thierry Denoël

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