Lazarus ressuscite Bowie

A New York l’hiver dernier, le musical Lazarus débarque à Londres pour incarner le répertoire de Bowie sur un script inspiré de The Man Who Fell To Earth. Entre zeitgeist moderniste et scènes de chasse aux souvenirs, l’émotion passe.

Michael C. Hall – oui, le serial killer/enquêteur de Dexter et le directeur de pompes funèbres de Six Feet Under – est allongé sur le plateau du King’s Cross Theatre de Londres. Les spectateurs de la salle de 800 sièges spécialement construite pour l’occasion à côté du terminal Eurostar prennent place alors que l’acteur américain reste immobile, mannequin inerte aux pieds nus et pyjama crème dans son appartement. Couché sur l’avant-scène dépouillée qui comporte un lit, un frigo, une platine et des disques (de qui, vous devinez) plus un écran géant. Au second plan, une demi-douzaine de musiciens, instruments en main, s’installent stoïquement derrière deux larges vitres qui les exposent à la vue de tous. Vingt minutes avant de débuter, Lazarus annonce l’ambiance, celle d’un drame inquiet et décalé. Michael C. Hall y joue donc Thomas Jerome Newton, le personnage principal de The Man Who Fell To Earth. A l’origine, il s’agit du livre du même titre de l’Américain Walter Tevis, paru en 1963 : l’histoire d’un extraterrestre venu en Amérique pour tenter de trouver une solution à la survie de sa propre planète, frappée de mortelle sécheresse. Ce récit de science-fiction connaît une nouvelle résonance lorsque sort l’adaptation filmée par Nicolas Roeg en 1976, avec Bowie dans le rôle de l’alien. Le chanteur, visage émacié et cheveux lisses orange, est alors en pleine période de décadence américaine, englué dans une routine cocaïnée, à dix grammes la journée. La réussite du film, tourné en grande partie au Nouveau Mexique, tient justement à la fragilité droguée de Bowie, aussi aliéné à la réalité que son alter ego extraterrestre fictionnel, alcoolique désespéré.

Elephant Man

Ce soir à Londres, ils sont venus, ils sont tous là, les anciens partisans du Ziggy des seventies ou les aficionados de la décennie suivante, lorsque Bowie fait sauter le juke-box mondial avec Let’s Dance. Au-delà du lien mémoriel, il y a la réputation du musicalOff-Broadway qui a cartonné dans un petit théâtre new-yorkais de 200 sièges il y a un peu moins d’un an : Bowie y fait sa dernière apparition publique, le 7 décembre 2015, un mois avant de rejoindre les étoiles. Il y a aussi l’appel du double CD Lazarus sorti en octobre 2016 : on y entend trois inédits de David chantés par lui-même et une vingtaine de titres parmi les plus connus de son répertoire, essentiellement des reprises des années 1970-1980. Celles-ci sont interprétées par le casting mené par Michael C. Hall, qui se révèle en vrai chanteur dans le morceau Lazarus et d’autres moments bien incarnés.

L’intensité du CD a peut-être été dopée par les circonstances particulières de l’enregistrement, entamé à New York le 10 janvier 2016, jour de l’annonce de la mort de Bowie. Le chassé-croisé entre la vie et la fiction est bien sûr au centre de l’oeuvre du Thin White Duke comme de l’opération Lazarus : c’est le chanteur, alors semi-reclus à New York en famille qui, en 2013, demande au producteur britannique Robert Fox de travailler avec lui sur l’adaptation en musical de The Man Who Fell To Earth dont il possède les droits. Bowie en a choisi le titre, Lazarus, peut-être parce que cette référence biblique d’un revenant de la mort a, déjà à l’époque, pour mission de le tenir en vie. Ou simplement parce qu’il donne un motif supplémentaire à son héritage artistique. Pour rappel, Bowie se confronte physiquement dès 1980 à l’univers théâtral en interprétant à Broadway – mais aussi Chicago, Denver, San Francisco – le rôle de l’Elephant Man popularisé à la même époque par le film de David Lynch. Jouant sans accessoires les déformations physiques du sujet : il y est impressionnant.

Le spectacle démarre sur Hello Mary Lou, tube sucré pour Ricky Nelson en 1961. Seule intrusion étrangère dans l’heure et cinquante minutes de patrimoine Bowie : Mary-Lou est aussi le nom de la  » fiancée  » terrienne de Thomas Newton, disparue dans cette version-ci. Au profit de la création du rôle d’une muse baptisée Girl,jouée par une brindille américaine surdouée de 15 ans, Sophia Anne Caruso. Sur disque, sa version de Life On Mars éclipse celle que la jeune Néo-zélandaise Lorde a donnée aux Brit Awards, même si à Londres, sa voix miraculeuse n’est pas assez mixée en avant : l’une des déceptions d’un show à plusieurs lectures. Le script, coécrit par Bowie et le dramaturge irlandais Enda Walsh, rajoute à la narration originale des personnages – une dizaine au total – et perd un peu de limpidité au profit de scènes presque boulevardières, avec entrées et sorties qui claquent. Mais si les parties parlées construisent une trame à laquelle on ne s’attache pas vraiment, la musique lui donne le coup de sang nécessaire.

L’action embraie d’ailleurs vite sur le titre Lazarus, balancé par le baryton Michael C. Hall, à quoi s’ajoute la gestuelle de théâtre, tai-chi existentiel qui rappelle qu’on a affaire autant à des acteurs qu’à des chanteurs. Hall fait impression, même en multipliant les allers-retours pour s’abreuver de (faux) gin au frigo, coincé entre sa fascination pour l’écran et l’orchestre qui signe des arrangements rock arty, efficaces sans être affolants. L’écran, rectangle vertical de l’ère selfie, sert tour à tour de diffuseur d’images et de miroir à la scène en cours.

Une grande récolte

Le metteur en scène belge Ivo Van Hove joue justement des décalages entre la réalité immédiate des personnages, leurs rêves et cauchemars en pixels : c’est la greffe pour faire prendre les nombreuses chorégraphies chantées. Certaines critiques ont trouvé l’ensemble » trop jeu vidéo « , ce qui n’est pas faux même si Lazarus décolle avec quelques-unes des ritournelles les plus fameuses de Bowie. The Man Who Sold the World, Changes, Life on Mars, All the Young Dudes, mais aussi deux titres des eighties, le sous-estimé This Is Not America et l’accrocheur Absolute Beginners. D’où ce sentiment quasi proustien d’être ramené aux années Bowie que chacun a pu vivre intimement.C’est ce qui reste en quittant la salle : les sédiments d’une grande récolte, et quelques questions sur la validité du synopsis, heureusement dopé par le yin et yang visuel. Au final, l’interprétation chorale d’Heroes rappelle simplement un autre théâtre, celuidu potentiel de nos propres vies.

Lazarus.David Bowie Musical, au King’s Cross Theatre de Londres, jusqu’au 22 janvier 2017. www.lazarusmusical.com

Double CD Lazarus, chez Sony Music.

PAR PHILIPPE CORNET, À LONDRES

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