L’Avare à tour de rôles

Personnage clé du répertoire théâtral, Harpagon a séduit de nombreux acteurs. Au moment où Denis Podalydès endosse l’habit noir du pingre amoureux, Le Vif/L’Express revient sur cinq interprétations d’exception.

Ecrit à toute vitesse et en prose par un Molière en mal d’argent, L’Avare fut conçu comme une pièce comique doublée d’un piège à sous. Las ! Créée le 9 septembre 1668 au théâtre du Palais-Royal, la comédie déconcerte par l’usage de la langue et fait grincer des dents par la noirceur de son sujet. Elle ne sera représentée que huit fois d’affilée, vite remplacée par Le Tartuffe, enfin autorisé.

Molière fut le premier à jouer son personnage, dont il endossa le vice une cinquantaine de fois au total. De son jeu on ne sait pas grand-chose, sinon ce qu’en pense le gazetier Robinet :  » D’un bout à l’autre, il fait rire  » dans une pièce  » prodigue en gais incidents  » et servie par une  » troupe excellente « . Pour Michel Bouquet, qui a amoureusement scruté sa vie, Molière était un grimacier, un disciple de Scaramouche.  » Dès qu’il faisait rire avec son visage, raconte Bouquet, Molière passait brutalement à autre chose. On ne peut pas le dissocier de la franchise, mais c’est une franchise qui se dément constamment. « 

A la fin du xviiie siècle, Grandmesnil est le premier à nuancer le rôle en l’éloignant de la farce, ouvrant ainsi la voie à l’interprétation tragique qui s’impose peu à peu. Ce retour à l’origine et à la farce, c’est à Coquelin Cadet qu’on le doit, en 1880. La suite se jouera entre ces deux pôles, du rire au tragique et, le plus souvent, les deux à la fois, avec une vraie rupture, celle que Roger Planchon opère en introduisant la réalité du désir dans la psychologie du personnage.

Représentée 2 538 fois à la Comédie-Française, la pièce attire de grands acteurs tels Denis d’Inès, Michel Etcheverry ou Michel Aumont, qui endosse le rôle de 1969 à 1989 ! C’est aujourd’hui le tour de Denis Podalydès de s’y confronter et de prendre sa place dans la généalogie de l’avare et des avaricieux.

Comédie-Française, Paris. Jusqu’au 21 février 2010.

Charles Dullin 1943

Harpagon fut la grande aventure de Dullin et son dernier rôle, en 1949. Il le joua pour la première fois en 1912, à l’âge de 28 ans, sous la direction de Jacques Copeau. S’étant allongé le visage d’une fine barbichette, il était, raconte Elise Jouhandeau, une sorte d' » obsédé tragique, jouant de son corps comme un martyr sous le fouet du bourreau « . Près de vingt ans plus tard, Firmin Gémier lui fait reprendre le rôle, l’obligeant à un jeu de scène comique exagéré qui le fait enrager et ne rencontre pas l’adhésion du public. Devenu directeur du théâtre de l’Atelier, Dullin remet sur le métier ce rôle, lui conférant une dimension presque dostoïevskienne, en donnant à voir le désespoir d’un homme à qui l’on a tout pris. Les commentateurs de l’époque évoquent un  » sorcier ensorcelé « , une  » silhouette cassée et trépidante, poitrine rentrée, mâchoire de belette, hagard, la voix brisée et les mèches grises en désordre « .

Jean Vilar 1952

Trois ans seulement après l’interprétation historique de Dullin, Vilar reprend le rôle d’Harpagon au Festival d’Avignon de 1952. La gageure sera tenue avec panache. Pour le critique Albert Baussant, si Dullin faisait ressortir le côté sordide de l’avarice, la douleur et le tragique de l’avare,  » Vilar, au contraire, le joue en comique, sautillant, malicieux, plus soupçonneux qu’inquiet, et gentiment ridicule « . Le succès sera tel que la pièce est reprise en 1962 et en 1963.

Michel Serrault 1986

Cinq ans après La Cage aux folles, Serrault, qui veut remonter sur les planches, propose L’Avare à Roger Planchon. Pour celui-ci, le personnage est un homme qui liquide son passé, c’est-à-dire ses enfants, pour entamer une vie nouvelle. En désaccord avec l’interprétation de Planchon, Serrault n’est plus maître du jeu, mais son Harpagon entre à son tour dans l’Histoire. La critique le décrit doux et méchant, rusé et naïf, mêlant l’enfant et le vieillard, avec des  » insolences de bouffon shakespearien  » côtoyant les gouffres du roi Lear. Il s’est fait un  » corps d’oiseau de proie  » avec d' » inoubliables cassures d’oiseau blessé  » et tout cela sans oublier d’amuser  » jusque dans l’âme « . Ainsi, soumettant son génie à celui du metteur en scène, le comédien touche au sublime. L’ombre de sa main agrippant le vide sur la muraille est pour longtemps gravée dans les mémoires.

Michel Bouquet 2007

 » La deuxième fois que j’ai interprété le rôle, il m’a surpris de nouveau ! La première fois (en 1979), j’avais joué une sorte de comédie bourgeoise. Mais les temps ont changé, et je trouve que la pièce convient mieux à l’époque actuelle, où les gens se sentent menacés. L’argent est devenu le personnage principal de la pièce. Au départ, j’ai commencé par chercher du côté de l’homme d’affaires. Mais ce n’était pas cela. Harpagon est un monstre dévoré par sa passion de l’argent. Il en est presque sanctifié.  » De fait, quand il en a fini avec ses mignardises de séducteur sénile envers la jeune Marianne, quand il retrouve enfin sa cassette, Harpagon, blafard et habité d’une joie féroce où flottent encore les restes de sa grande peur, se prosterne devant son or et tombe en adoration profonde. Sa grimace, large bouche d’ombre poussant son cri muet, plonge dans les gouffres où se vit la mystique des vices. A ce moment s’ouvrent pour lui les cercles de l’enfer. Et la farce est devenue tragédie.

Denis Podalydès 2009

 » Pour faire rire avec L’Avare, il faut une grande confiance dans les situations et dans la pièce, analyse le comédien. Il faut s’acharner à en explorer et exploiter le et les sens. Le texte me semble si riche, si nervuré, qu’en allant chercher des nuances dans le fond des répliques, dans la saveur même de la langue, comme on extrait la chair du fond des pattes du homard, en laissant fructifier ce travail, le corps lui-même est peu à peu gagné par ce comique profond, énergique, expansif.  » Barbe de trois jours, £il cerné d’insomniaque, l’Harpagon de Podalydès fait rire, certes. Mais sous le rire frise la folie d’un homme qui consent joyeusement au mal. Car l’avarice est mère de tous les vices, ainsi que le montre la haine mortelle que voue le fils au père qui lui vole son amour. Insecte noir et crissant dans son habit de taffetas, cafard bondissant, joyeux et virevoltant, badin avec cynisme, léger sur le dos des autres, cet Harpagon/Arlequin se métamorphose en figure d’effroi lorsqu’il découvre le vol de son or enterré au jardin : le visage maculé de boue et comme portant un masque de la commedia dell’arte, Podalydès apparaît, incrédule, fou de douleur, vidé de lui-même. Mais l’or est retrouvé et il revit. Le roi n’est pas son cousin. Il est, lui, le roi de son royaume et danse. n L. L.

Laurence Liban

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire