L’assurance-vie de la Flandre

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Enrayer l' » olievlek  » (tache d’huile) francophone obsède les Flamands. La scission de BHV doit parachever cette lutte, restée inachevée lors de la fixation de la frontière linguistique en 1962-1963.

De chaque côté, on tirera à boulets rouges sur ce projet. J’espère que le Parlement n’écoutera pas trop les criailleries et se ralliera à une solution de compromis. Un certain nombre de concessions sont à faire. Terminons cette lutte qui dure depuis une trentaine d’années et qui est stérile.  » Parole de Premier ministre. Elle n’est pas signée Yves Leterme. Elle est de la bouche de Theo Lefèvre, qui était aussi Premier ministre social-chrétien flamand… il y a quarante-six ans. Ce souhait, que Lefèvre exprimait en janvier 1962, à la veille d’un long débat parlementaire sur la fixation de la frontière linguistique, restera un v£u pieux.

Le conflit autour de cette ligne de fracture entre le Nord et le Sud figure toujours à l’agenda politique. Elle se cristallise aujourd’hui sur l’un de ses ultimes abcès de fixation communautaire : l’arrondissement de Bruxelles-Hal-Vilvorde, bilingue sur les plans électoral, administratif et judiciaire. La Flandre veut rayer cette circonscription de la carte de la Belgique. Elle veut ainsi parachever son £uvre, qu’elle estime avoir imparfaitement clôturée en 1962-1963. Il s’agit, pour elle, d’assurer une protection territoriale définitive à la langue flamande, en espérant de cette façon arrêter la progression du français, autour de Bruxelles et de l’ensemble de la frontière linguistique. Cet objectif, les Flamands y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Ils en font même une condition de survie. Car la Flandre se sent perpétuellement en danger de mort. D’ailleurs, elle a une manière très imagée de qualifier ce péril : la  » tache d’huile « .  » Olievlek « , en flamand : le terme sonne comme un cri de guerre.

Or, jusqu’au début des années 1960, la frontière linguistique, mobile, a varié au gré des évolutions démographiques qui étaient constatées lors des recensements linguistiques décennaux. Cette logique mouvante, basée sur la liberté individuelle de l’emploi des langues, fait ainsi bouger la frontière. Ce qui donne des sueurs froides aux milieux flamands les plus pointus. Car, comme le relève Kris Deschouwer, politologue à la VUB, la frontière se déplace  » à sens unique « .  » La logique fait encore et toujours progresser et gagner le français. Les recensements font agrandir Bruxelles, qui est la région administrativement bilingue, et où cette machine d’assimilation au français tourne rond. Le long de la frontière, chaque recensement fait passer quelques villages de l’autre côté de la barre. C’est ce sens unique qui fait mal, parce qu’il confirme que le rapport des forces linguistiques n’a pas changé, et que le principe de la liberté individuelle ne fait que le confirmer et le repro- duire  » (1).

Le recensement linguistique de 1947 a renforcé en effet les pires craintes de la Flandre : le flamand a reculé de manière spectaculaire en plusieurs endroits de la frontière linguistique. L’énorme perte de popularité et de sympathie pour la cause flamande, amalgamée de façon parfois excessive à la Collaboration au sortir de la guerre, n’est pas étrangère à ce reflux prononcé. Le Mouvement flamand en est indigné et en ressent une profonde injustice.  » Par patriotisme, beaucoup d’habitants de zones bilingues ont refusé de déclarer que le néerlandais était leur langue de prédilection, certains refusant même d’admettre encore qu’ils connaissaient cette langue « , constate Armel Wynants, germaniste à l’université de Liège et commissaire d’arrondissement adjoint de Fourons (2). Le CVP relaie la fronde qui s’organise dans le nord du pays. Pour enrayer le déplacement constant du tracé de la frontière vers le Nord, 200 bourgmestres flamands vont refuser de remplir le volet linguistique du recensement prévu en 1960. Cet acte de désobéissance civique sera payant puisqu’il sera  » sanctionné  » par une loi supprimant le volet linguistique. Quarante-sept ans plus tard, 25 maïeurs du Brabant flamand décideront de boycotter l’organisation du scrutin fédéral de juin 2007 pour protester contre la non-scission de BHV.  » On retrouve ainsi cette pression exercée par des mandataires locaux sur le sommet de leurs partis « , constate Pierre Verjans, politologue à l’université de Liège.

Un compromis mal digéré par les Flamands et les francophones

La question de la fixation définitive de la frontière linguistique, exigée par la Flandre et portée par le gouvernement social-chrétien-socialiste de Theo Lefèvre, occupera l’agenda parlementaire durant neuf mois au cours de l’année 1962. Les débats seront intenses, particulièrement à propos du sort à réserver aux Fourons, finalement transférés de la province de Liège au Limbourg. Les francophones, déjà, n’étaient pas vraiment demandeurs d’une frontière linguistique au tracé figé.  » Mais ils en acceptaient le principe, pour faire plaisir aux Flamands « , poursuit Pierre Verjans. Il n’était d’ailleurs pas question de front francophone, à l’époque.  » Bruxellois et Wallons étaient très divisés sur la question.  » Ce sont les votes flamands, d’ailleurs confortés par l’appoint des voix bruxelloises, qui permettront d’adopter le projet de fixation de la frontière linguistique, le 31 octobre 1962. Pierre Verjans a fait le relevé des votes exprimés à la Chambre : il montre que 17 députés bruxellois se sont prononcés en faveur du projet, pour 8 opposants et 2 abstentions. Alors que trois quarts des parlementaires wallons de la Chambre et du Sénat, avec une même proportion au sein même des élus des partis gouvernementaux, émettront un vote négatif.

L’accouchement de cette frontière linguistique, désormais figée sur quelque 300 kilomètres, de Comines à Fourons, s’était donc fait dans la douleur. Le délicat sujet n’était cependant pas encore totalement épuisé. Le statut des communes de la périphérie bruxelloise va déboucher, durant l’été 1963, sur un compromis au sein du gouvernement, qui était censé régler l’emploi des langues et le régime des  » facilités  » linguistiques.  » C’est un compromis, parce qu’il faut accepter du côté flamand que les francophones de la périphérie bruxelloise puissent rester des francophones, des francophones qui sont en Flandre et qui ont le droit de ne pas (vouloir) parler le néerlandais. Ces « facilités » sont très limitées, mais psychologiquement font très mal : voilà cet ancien ennemi n° 1, le francophone de Flandre, qui reçoit un statut officialisé. Au fond, ces facilités, on ne les a jamais vraiment acceptées. Le compromis de Val Duchesse se digère également plutôt mal du côté francophone, parce que sa logique mènera à la « néerlandisation » totale de la Flandre, au carcan et au bilinguisme imposé à Bruxelles. Et du côté francophone également, on n’a toujours pas accepté de vivre dans les conséquences du compromis « , écrit encore Kris Deschouwer dans son analyse du nationalisme flamand.  » A partir de cette date, on assiste à un renversement des fronts. Les francophones vont commencer à résister aux Flamands, à se définir à leur tour comme une minorité qui n’est pas écoutée en Belgique. Deux communautés se sentent alors minorisées « , conclut Pierre Verjans.

Près d’un demi-siècle plus tard, le malaise et le malentendu restent entiers. La frontière linguistique n’a pas asséché l' » olievlek  » francophone sur le sol flamand. BHV en est la douloureuse illustration pour la Flandre.

(1) Kris Deschouwer,  » Comprendre le nationalisme flamand « , Revue Fédéralisme et Régionalisme 1999-2000 (ULg).

(2) Armel Wynants,  » L’Ere des recensements « , inGénération Fourons, Pol-His, 1993.

Pierre Havaux

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