L’art de rapiécer les poches
Repentirs, ajouts, mises à jour… et parfois véritable nouvelle version. De plus en plus d’écrivains remanient leur texte lors du passage de leur livre au petit format. Témoignages d’auteurs, explications des éditeurs.
Qui sait si Marcel Proust n’aurait pas entièrement réécrit A la recherche du temps perdu pour une édition en poche, format qui n’existait pas en son temps ? C’est que l’écrivain avait le chic de remanier sa prose en permanence, jusqu’à la lie, au point de rendre chèvre son éditeur avec ses fameux » paperolles » – bandes de papier collées au manuscrit comme autant d’ajouts. De l’intérêt du passage en poche, qui permet de procéder sans précipitation à toutes sortes de » repentirs « , aussi bien des retouches subtiles que des coupes franches, des profonds changements que des enrichissements. » Il y a désormais une véritable politique d’accompagnement des auteurs « , souligne Anna Pavlowitch, directrice éditoriale de J’ai lu. Et plus que jamais, les paperolles font école ! Aussi baroudeur que Proust était sédentaire, Sylvain Tesson a toutefois retenu la leçon et ajouté 14 blocs-notes inédits, rédigés entre 2013 et 2014, à sa Géographie de l’instant qui paraît le 7 mai chez Pocket. » Je reprends toujours mes livres, précise-t-il. Je les réécris, les corrige, les annote et fais des préfaces à la nouvelle édition. Parce que nous nous transformons et n’aurions pas écrit le même ouvrage à l’heure de sa sortie en poche. Parce que je ne suis jamais content. Parce que j’aime bien l’idée de la méticulosité obsessionnelle. Parce qu’un tir doit toujours se corriger. Parce que c’est un moyen de se ressaisir. » Valérie Miguel-Kraak, directrice éditoriale de Pocket, renchérit : » Le rapport au temps n’est pas le même que pour le grand format. Nous disposons de douze à dix-huit mois pour faire toutes les modifications possibles. L’auteur en est pleinement satisfait car il est allé au bout de son idée. »
Martin Page, dont L’Apiculture selon Samuel Beckett est sorti en Points au début de l’année, en sait quelque chose, qui rajoute systématiquement une postface à ses ouvrages depuis 2008 : » C’est une manière de faire le point sur mon livre un an après sa sortie, de comprendre avec plus de recul les enjeux à l’oeuvre. Mais c’est surtout l’occasion de m’adresser aux lecteurs, d’être là, en conversation, et de pouvoir parler de ma pratique d’écrivain. »
Hommage aux lecteurs
Ce n’est pas Grégoire Delacourt qui le contredira, fort d’avoir ajouté une postface à La Liste de mes envies. » Il a voulu rendre hommage à ses lecteurs, explique son éditrice, Audrey Petit, directrice littéraire du Livre de poche. C’est une sorte de plus-value. » Un peu à la manière des » bonus » qu’offrent les DVD, en somme. Histoire de varier les plaisirs, Grégoire Delacourt a ajouté une préface cette fois à La Première Chose qu’on regarde, qui sort le 2 juin au Livre de poche. Mais sans y faire mention de l' » affaire Scarlett Johansson « , l’actrice ayant porté plainte pour avoir été citée dans le roman. On n’est pas dans un prétoire…
Ce rapport aux lecteurs a tant et si bien compté pour Stéphane Carlier qu’il a pris acte de leurs remarques sur Les gens sont les gens, à paraître le 7 mai chez Pocket. La fin leur a-t-elle paru trop abrupte ? Qu’à cela ne tienne, le romancier l’a rallongée. Journal d’un corps, de Daniel Pennac, depuis peu en poche, relève également de l' » édition augmentée » car l’auteur y a ajouté une trentaine de pages, » notamment sur la vue, incluant également une délicieuse histoire drôle « , confie Louis Chevaillier, responsable éditorial de la littérature contemporaine chez Folio.
» Les écrivains ont conscience que le poche est l’édition de référence, un livre qui va rester, insiste Anna Pavlowitch. Leurs interventions relèvent d’un usage, pas d’un droit, elles se font en confiance. » Une relation qu’a particulièrement appréciée Tatiana de Rosnay pour A l’encre russe, qui vient de paraître au Livre de poche. L’édition en grand format de ce livre, que la romancière franco-britannique avait rédigé en anglais, a été bouclée un peu précipitamment en raison d’un retard du traducteur. » J’ai repris le texte, me suis réapproprié certains mots, j’ai comparé attentivement avec la version originale. » Ainsi, un passage comportait plusieurs » dangereusement » qu’elle a supprimés. Ou encore, la phrase » Il s’était rapproché de la fenêtre tout tremblant » est devenue : » Il s’était rapproché de la fenêtre consterné. » Tatiana de Rosnay en convient : » J’ai traqué d’infimes erreurs, le lecteur des deux versions n’y verra que du feu. Mais c’était important pour moi. »
Ça l’est aussi pour Catherine Cusset, coutumière des repentirs, comme en témoigne l’édition Folio de son roman Indigo, depuis peu en librairie. A propos du personnage de Roland, 64 ans, dont elle évoque l’érection » presque douloureuse « , un ami lui a signalé que la chose ne l’était pas… Voilà donc » Le désir intensifié par l’impossibilité lui donnait une érection presque douloureuse » transformé en : » L’impossibilité intensifiait son désir. Il bandait comme un garçon de vingt ans. »
Catherine Cusset a aussi corrigé des expressions inexactes. Mais elle s’était autorisé des changements plus importants encore dans d’autres romans, ôtant toute une partie d’A vous, réécrivant entièrement les passages en italiques dans Le Problème avec Jane. Et jusqu’à modifier la fin d’En toute innocence après qu’on lui eut précisé qu’il était impossible d’occire quelqu’un en manipulant simplement une rame de bateau ! Résultat : dans la version Folio, l’héroïne ne tue plus son amant autrichien avec la rame, elle éloigne l’embarcation et ne le secourt pas. » C’est moins dramatique, mais plus réaliste « , estime la romancière.
Un piège aussi
Auteur du best-seller Le Club des incorrigibles optimistes, Jean-Michel Guenassia, lui, n’y est pas allé de main, ou plutôt de plume, morte pour la publication au Livre de poche, en juin, de son premier roman : non content d’avoir changé le titre de ce polar paru en 1986 – Pour cent millions est devenu Dernière Donne -, il a procédé à un travail de réécriture complet. » Une véritable nouvelle version, assume-t-il. Quand je l’ai relu, je l’ai trouvé très daté et j’ai eu envie de l’actualiser. » Dernière Donne se situe désormais en 2014, d’où la nécessité de faire des vérifications, notamment à la prison de Fleury-Mérogis, où se déroule une partie de l’histoire, et dont le règlement a changé. Idem pour les modes opératoires de la police scientifique. » J’ai renforcé le caractère « inéluctable » et le côté « tragédie grecque » de l’histoire, précise Jean-Michel Guenassia. J’ai aussi opté pour un style plus dépouillé, à l’os, quitte à enlever un maximum d’adjectifs et d’images, et raccourcir un peu la version poche. En revanche, je n’ai pas modifié l’intrigue, elle fonctionne toujours. »
Si Patrick Modiano, à l’affiche avec L’Herbe des nuits, en mai chez Folio, ne retouche plus ses écrits depuis longtemps, ce ne fut pas toujours le cas. L’enquête très fouillée de Denis Cosnard, Dans la peau de Patrick Modiano (Fayard, 2010), signale en effet que l’écrivain avait profité des rééditions successives de son premier roman, La Place de l’étoile, paru en 1968, pour en » raboter » les passages les plus délicats. En 1985, il supprime ainsi cette tirade d’un personnage : » Les juifs n’ont pas le monopole du martyre ! On comptait beaucoup d’Auvergnats, de Périgourdins, voire de Bretons, à Auschwitz et à Dachau. Pourquoi nous rebat-il les oreilles avec le malheur juif ? […] Oublie-t-on le malheur berrichon ? le pathétique poitevin ? le désespoir picard ? » Et Denis Cosnard de conclure : » Peut-on rire de tout ? En 1968, Patrick Modiano n’hésite pas. Vingt ou trente ans plus tard, la Shoah est devenue un sujet délicat à aborder, et son propre regard sur la question a évolué. »
Mais tous ne sont pas aussi » tatillons « . Pour Christophe Tison, dont le roman Te rendre heureuse sort le 13 mai chez Folio, de simples opérations » cosmétiques » suffisent amplement : » Le travail sur le poche est un piège qui peut vous engloutir vif. Un livre a le droit de vieillir lui aussi, d’être ancré dans une période de l’existence, et de l’écriture. Sinon, on peut le réécrire à l’infini, jusqu’à la fin de sa vie d’auteur. Ça serait drôle d’ailleurs comme expérience. A la Borges. » Les éditeurs n’en demandent pas tant ! » En raison de tout ce travail de réécriture, d’amélioration du livre, de fabrication d’épreuves pour la relecture, le prix de revient du poche a explosé en dix ans « , signale Anna Pavlowitch, chez J’ai lu. Non sans reconnaître que c’est aussi le prix d’une meilleure qualité. A telle enseigne que, de David Foenkinos à Jérôme Garcin, les écrivains ne rechignent plus à publier un inédit directement en poche. Le petit format a de grandes ambitions.
Par Delphine Peras – Illustration : Guy Billout
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