L’Arabe du futur

Belge aux origines jordanienne et yougoslave, Karim Baggili réussit le grand écart entre culture moyen-orientale, flamenco et rivages pop. Avec beaucoup de lumière. Comme sur son nouveau Apollo You Sixteen.

Silhouette de jeune homme posé et couronne de cheveux bruns, Karim, 40 ans, a l’allure mature du Petit Prince. Son cinquième album, Apollo You Sixteen, est de la trempe des contes : la parole et le chant y sont rares mais le flot instrumental garantit bagages et voyages, notamment via les douze cordes pincées de l’oud.  » Il y avait parmi les proches d’un oncle un joueur d’oud brillant, Sami Khouri, un maître, mais j’ai mis un peu de temps à comprendre l’importance de cet instrument dans ma vie. Quand j’étais ado, j’écoutais surtout du rap. Et ma véritable révélation musicale a été la guitare nylon de Dire Straits dans Private Investigations. Ces notes-là m’ont bouleversé et je me suis dit que la musique était pour moi.  »

En voyant Karim Baggili l’oud en main dans sa verdure du Brabant wallon, on a un flash. Celui d’une photo de Don McCullin dans le désastre de Beyrouth en pleine guerre civile : un combattant joue du même instrument dans une rue noircie de la capitale libanaise, face à un cadavre gisant sur le bitume carbonisé. L’oud comme instrument magistral du monde arabe, incarnation de ses grandeurs à la Farid El Atrache ou porte-parole de ses désastres. Karim n’a rien à voir avec cette violence-là, sauf que sa musique est aussi la conséquence des convulsions contemporaines et des flux de l’exil. D’abord, celui d’une grand-mère palestinienne devant brutalement quitter sa maison en 1948 pour refaire sa vie en Jordanie voisine.  » Elle y a rencontré mon grand-père qui était tailleur de pierres, à la fois pour construire des maisons et pratiquer la sculpture. Leur fils, mon père, passionné de chant, rêvait d’être comédien et de faire carrière en Egypte (NDLR : le Hollywood du monde arabe), ses parents n’en ont pas voulu. Mais chez nous, la musique était omniprésente, Oum Kalthoum, Farid El Atrache tournaient en boucle et, tout gamin, mon père me faisait chanter, notamment Ahwak, l’un des plus grands succès du monde arabe.  »

Cédric pour un jour

Durant l’enfance de Karim, le paternel ayant tendance à monopoliser la sono, il ne laisse guère d’espace aux musiques des Balkans, celles qui nourrissent logiquement maman Baggili : elle a fui sa Yougoslavie natale au tout début des années 1960 alors qu’elle n’a que 12 ans.  » Contrairement à mon père qui a toujours conservé son accent arabe en français, ma mère le parle de façon impeccable. Et même si, en Belgique, on habitait à côté de nos grands-parents maternels serbo-croates, mes soeurs et moi étions plus proches de la culture arabe. Contrairement à l’une de mes soeurs, je ne suis pas reparti en ex-Yougoslavie sur les traces de ma mère. Même si j’ai l’impression d’être un puzzle, je pense aussi en avoir toutes les pièces, j’ai les pieds sur terre et la tête dans les nuages.  » Bonne définition des musiques du nouveau Apollo You Sixteen, qui ne naviguent pas seulement entre flamenco et sensations arabes, mais aussi entre les genres. A 10 ans, Karim et la famille Baggili quittent le Brabant wallon pour le soleil d’Amman, plus clément pour l’asthme et l’allergie des enfants, ils y resteront deux ans. Arrachée à son français natal, la fratrie de Karim est d’abord placée dans une école arabe mais l’apprentissage à sec s’avère trop dur : les trois enfants retournent donc suivre des cours en langue française.  » Je le regrette un peu parce qu’aujourd’hui, si j’ai l’accent et le feeling de la langue arabe, et si je la comprends, je ne la maîtrise pas aussi bien que si j’étais allé à l’école arabe.  » Avant de revenir définitivement en Belgique, Karim passe encore quatre mois avec son père, chez le frère de celui-ci, à Lancaster, Californie. Une ville à 100 km au nord de Los Angeles au bord du désert de Mojave.  » C’était fascinant, j’arrivais dans cet énorme lycée où il y avait beaucoup de rap et d’élèves mexicains. C’était dur parce que j’étais loin de ma maman et de mes soeurs, et que j’ai dû me débrouiller, trouver ma force d’homme. « Le sentiment d’être d’ailleurs, il le rencontre aussi à l’adolescence, lorsqu’un copain d’école l’invite chez lui  » où il y a son père qui n’aime pas les Arabes « ,et lui demande de changer de prénom pour la journée :  » Je suis donc devenu Cédric « , sourit Karim. Qui, interrogé sur l’éventuel sentiment antiarabe actuel, raconte  » qu’en cherchant une baby-sitter sur Internet pour notre fille qui a maintenant 3 ans et demi, je me suis rendu compte qu’il était beaucoup plus facile de trouver si la demande était faite au nom de ma compagne Karoline…  »

Décharges viscérales

Karoline de la Serna partage leur confortable maison du Brabant wallon. Cette cavalière intensive donne aussi sa voix aérienne à une paire de titres d’Apollo You Sixteen, disque métisse où les cousins acoustiques – oud et guitare – voisinent des sonorités parfois électros, comme le bourdonnement exogène de Al. Où Karim saisit la guitare, électrique cette fois, pour des décharges viscérales, crues, qui déchirent le bleu des mélodies tranquilles. Le tout avec un sens certain de la narration apte aux ambiances cinématographiques, malgré le peu de mots utilisés. La musique de Baggili est un film qui dénoue les fils de sa vie.  » Je l’ai appelé Apollo parce que le désir de voyage est toujours là, et que ma musique voyage littéralement, en Belgique, mais aussi en France, en Allemagne, aux Etats-Unis, à Shanghai et même à Dubaï, d’où provient cet oud. Je joue peu dans les pays arabes parce que la musique qui y est diffusée est surtout une musique pour danser. « Doté du statut d’artiste, le musicien qui fait une quarantaine de concerts à l’année, compose aussi pour le cinéma documentaire et, bientôt, la fiction. La création de son propre label au nom qui bouge, Take the Bus (sur lequel paraît Apollo You Sixteen), incarne un acte libératoire :  » Je vais sans doute choisir un autre nom que Karim Baggili pour des projets où j’ai toutes les cartes en main, où je peux m’éclater dans d’autres styles et notamment sur des morceaux où l’on chante davantage.  » Une respiration et une précision :  » Je parais classique mais dans ma tête, il y a toujours quelque chose d’un peu fou, une âme d’enfant qui aime l’imaginaire…  »

CD Apollo You Sixteen distribué par Music & Words. En concert le 3 décembre à Chênée ; le 9 à Gand ; le 22 à Louvain-la-Neuve et d’autres dates belges en 2017. www.karimbaggili.be

PAR PHILIPPE CORNET

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