L’Angola, c’est Bonga

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

A l’occasion de son dernier disque, Maiorais, le cocktail fruité et conscientisé du vétéran Bonga, star africaine absolue, apparaît comme l’un des ensoleillements du moment

De notre envoyé spécial à Paris

Dans un restaurant italien quelconque du boulevard Voltaire, une jeune femme montre au sexagénaire distingué qui lui fait face les deux tickets de concert de Bonga pour la soirée. Le monsieur, genre ancien acteur Nouvelle vague, semble étonné mais embraie vite sur  » ces chansons de Bonga que l’on entendait tellement dans les années 1970 « . On offre donc du Bonga comme un cadeau d’amour, un secret mal gardé, un truc qui fait crac, boum, hue dans un déferlement de spleen et de rythmes afro-lusophones. Probablement pénalisé par une distribution fainéante de ses disques en Belgique, Bonga n’a pas ici la réputation qu’il a ailleurs : celle d’un crooner angolais qui aurait la tenue d’un Sinatra des tropiques et le verbe salé d’un militant éternel. Sa musique est basée sur un beat traditionnel, le  » semba « , qui n’est autre que l’ancêtre de la samba, né sur les côtes de son pays natal. Une grande partie de l’impact des chansons vient de sa voix déchirante, un cri incroyablement sensuel et rauque. Comme Milton Nascimento ou Cesaria Evora, ses compères de la langue portugaise, Bonga possède un grain porteur d’histoires chagrines et de bonheurs extatiques. Il y a autant de peine que de jouissance dans cette musique héritière des précurseurs de la semba, Ngola Ritmos ou Jovens do Prenda.

A domicile, José Adelino Barcelo de Carvalho – ou Bonga Kuenda, en lingala – est une icône, capable de remplir les stades.  » Il y a quelques jours, je suis allé jouer à Luanda pour le trentième anniversaire de l’indépendance du pays, explique ce solide sexagénaire dans un français précis. Et c’est bien là qu’on se rend compte du long chemin qui reste à parcourir en Afrique, combien les questions de la décolonisation continuent à peser sur le présent, combien la guerre civile qui a déchiré l’Angola pendant si longtemps a du mal à cicatriser dans un territoire qui devrait être riche de ses pétrodollars, mais qui continue à pratiquer la corruption et à nourrir la pauvreté. » Ne vous y trompez pas, Bonga est autant artiste que citoyen, mais, chez lui, l’Angola est comme une blessure qui ne veut pas se refermer, un accident biologique accoucheur de mauvais rêves. Ce qui nourrit la plupart de ses chansons d’une mélancolie forte, enivrante, définitive.  » Cette mélancolie de la langue vient de l’histoire de la colonisation, de la confrontation de deux peuples, l’envahisseur portugais certifiant qu’il était venu pour coopérer avec nous, qu’il était là pour la  » solidarité  » alors que c’est le vol du pétrole, du diamant, des métaux qui justifiait sa présence, bien sûr.  »

L’homme qui, deux heures après l’interview, va donner un show sucré-salé dans un Bataclan bourré de fans enthousiastes – il l’était déjà la veille – connaît le prix du plaisir et de la douleur. Son parcours l’atteste.  » Mon père, qui jouait de l’accordéon, était fonctionnaire dans l’Eglise catholique d’Angola. La religion représentait le colonisateur, je n’oublie pas que la croix est rentrée dans mon pays avec l’armée portugaise. Dans les bidonvilles de Luanda où j’ai grandi, on voulait prouver au monde qu’on existait, qu’on possédait une culture. Le sport nous était naturel. C’est à cause de mes vingt-trois premières années d’Angola que je suis devenu Bonga.  »

Le destin du jeune sportif bascule alors que, champion du Portugal du 400 mètres, il décide d’entrer en résistance. Poursuivi par la police politique de Salazar, la PIDE, de Carvalho/Bonga s’enfuit aux Pays-Bas où il trouve refuge auprès de la communauté cap-verdienne.  » Je me suis retrouvé à faire mon premier disque, Angola 72, bouclé en huit heures dans un studio d’Hilversum. Je voulais dire à mes compatriotes que la rivalité entre factions politiques et l’ombre de la guerre civile ne devaient pas faire partie de notre idée d’indépendance. Le mélange du marxisme et des tropiques produit des conneries incroyables.  » Enchaînant, après son premier album, sur Angola 74, Bonga s’installe comme l’un des premiers musiciens de world en Europe, tournant inlassablement dans les communautés lusophones et jouant pour les audiences locales aux Pays-Bas, en Allemagne ou en France.

Un  » nouveau Julio Iglesias  »

Bientôt, le continent fourmille des musiques de Manu Dibango, Salif Keita ou Mory Kante : Paris en est la plus belle caisse de résonance. Pourtant, même la  » révolution des £illets  » finit par s’essouffler et Bonga passe de mode. On veut faire de lui un  » nouveau Julio Iglesias  » mais, même s’il n’exclut  » ni le romantisme ni la fête « , il décline l’idée de devenir un chanteur en peau de lapin. Replié au Portugal désormais démocratique, il côtoie la nouvelle Lisbonne sans s’illusionner sur le  » métissage « , lui dont la famille comporte des… Belges !  » Même aujourd’hui, il n’y a toujours pas de présentateurs black à la télévision portugaise. Les Européens ont quand même des comportements bizarres, une volonté de sens unique.  »

Malgré ses déchirements, Bonga reste  » incroyablement optimiste  » et finit par connaître un nouveau succès public en 2000 avec Mulemba Xangola et sa sublime plage titulaire, sur le label Lusafrica fondé par le Cap-Verdien de Paris José Da Silva, qui a découvert Cesaria Evora. Sur le dernier album de Bonga, le très élégant Maiorais, le chanteur joue toujours de sa dikanza lancinante, une percussion en bambou strié frappée par une baguette de bois.  » Maiorais parle de tous ces Blacks dont on ne parle jamais, ces vieux de la rue de Luanda, parfois illettrés, qui étaient les détenteurs des proverbes et des histoires, de la philosophie et de la langue angolaises. Ce n’était pas l’école des Portugais et des  » nègres assimilés « , mais ce sont ces vieux poètes qui m’ont mis sur le chemin.  » Et, pour Bonga, 63 ans, la route de la mélancolie semble sans fin.

CD Maiorais, chez Lusafrica/LC Music. A écouter également, le best of O melhor de Bonga, paru en 2001 chez Lusafri-ca/BMG.

Philippe Cornet

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire