L’affaire Smap ou la justice n’est rien sans les gens

Il me met toujours en joie, le souvenir de cet avocat qui, à propos d’un litige portant sur des sommes énormes, après avoir écouté plaider longuement le conseil de la partie adverse, et alors qu’on attendait qu’il réfutât l’argumentation, savante et à première vue convaincante de son confrère, se contenta de répliquer :  » Tout ça n’empêche pas que le contrat est synallagmatique « , et s’assit, certain d’avoir gagné son procès. Il ne se trompait pas, il l’avait en effet gagné, comme l’arrêt (on était devant la cour d’appel) le décida quelques jours plus tard. Comment ne pas être épaté par cette économie de moyens, par ce triomphe du droit, en quelques mots seulement ? Mais aussi par cette espèce de désinvolture vis-à-vis de la justice ?

Les développements de l’affaire Smap devant la cour d’appel de Liège m’y font penser dès lors que le détournement de je ne sais combien de milliards ne serait pas jugeable et que, simplement dit, il n’y aurait plus de procès, toute la procédure pouvant être annulée. On devrait l’approuver, le cas échéant, et s’incliner devant la primauté du droit, si ce n’est – idée dont j’avoue qu’elle me hante au sujet de bien d’autres affaires de gros sous -, que la justice n’est rien sans les gens et que le critère d’une bonne décision judiciaire reste, encore et toujours, qu’elle soit convaincante. Mais convaincante pour qui ? Pour les juristes ou pour nous tous ? Ne sommes-nous pas en quelque sorte expropriés de ce contrôle qui fonde la publicité des audiences par une technicité qui, franchement dit, déconcerte ? Quel non-juriste pourrait-il être convaincu, pour en revenir à mon premier exemple, par le caractère synallagmatique, (qu’est que c’est que ça ?) d’un contrat ? Bien simplement dit, ce mot signifie que les contractants avaient des obligations réciproques. Tout porte dans l’incident, ô combien ravageur ! que la défense a soulevé dans l’affaire Smap sur le faux que serait la pièce initiale des poursuites, au motif qu’elle ne comportait pas la mention qu’il s’agissait d’une affaire fiscale, c’est-à-dire qu’elle ne pouvait, en l’espèce, fonder une demande de la justice pénale belge aux autorités suisses, les faits de la cause se situant en Suisse. On entre alors dans une discussion tout à fait digne d’un séminaire de droit approfondi, à l’université, relatif à la nature des faux : matériels ? intellectuels ? Le champ des hypothèses est ouvert, on pourrait même dire qu’il est béant !

Toutefois, si la justice n’est rien sans les gens, ce que pour ma part je pense profondément, n’est-il pas décevant qu’éventuellement on annule des poursuites, on évince la justice et la recherche de la vérité qu’elle implique, en aboutissant à très exactement rien ? Bêtement sans doute, j’aurais cru que la question était de savoir si, en constituant avec l’argent des clients de la compagnie d’assurances qu’il dirigeait, ce qu’il appelle  » un matelas « , une réserve en cas de malheur, l’un des prévenus n’avait pas détourné de l’argent, éventuellement à son profit, mais cela a été relégué au second plan des débats. Tout se passe comme si ce directeur de la Smap ne devait être ni condamné ni acquitté, enjeu habituel d’un procès pénal, mais, si je puis dire évaporé, quasiment disparu !

Pour l’amateur, et j’en suis, c’est succulent, un peu comme si on recommençait des études de droit, qui se font dans des facultés de droit mais qui, remarquait le professeur et premier président émérite de la Cour de cassation Robert Legros, aboutissent, pour les magistrats et les avocats, à exercer leur profession dans des palais de justice. Le but de l’entreprise est en effet la justice, le droit n’étant qu’un moyen d’y parvenir tout en la cernant de balises précises. On ne saurait très évidemment poursuivre qui que ce soit n’importe quand ni n’importe comment. A cet égard, ce qu’on nomme volontiers  » arcanes de la procédure  » est une garantie essentielle, une sauvegarde à laquelle on ne saurait être trop attaché. Si réellement on a poursuivi le directeur de la Smap sur la base d’un document qu’on a élagué, ou censuré d’une mention capitale, on dira bonnement que  » ça ne va pas « . Très bien, mais la justice y trouve-t-elle son compte ou, pour dire les choses sans fard, s’agit-il d’un truc, mot qui désignait autrefois d’astucieux moyens de mouvoir les décors au théâtre, où le principe selon lequel la justice est l’art û et non la science û de rendre à chacun ce qui lui appartient, en équité mais conformément à la loi, n’a plus grand-chose à voir ?

 » Tout ça n’empêche pas que le contrat est synallagmatique  » û là-dessus, allez tous vous coucher ! C’est la morale de l’histoire, plus exactement dit sa moralité, comme dans les Fables de La Fontaine où, souvenons-nous :  » Selon que vous serez puissants ou misérables…  »

Philippe Toussaint, rédacteur en chef du Journal des procès

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