L’affaire des suites

En quelques mois, l’agent 007, le petit détective belge d’Agatha Christie et le héros de Conan Doyle vont reprendre du service en librairie, alors que leurs créateurs sont morts depuis longtemps. A qui profite ce  » business  » des revenants ? Le Vif/L’Express a remonté la piste.

Faites travailler un instant vos  » petites cellules grises « . Par quel miracle, selon vous, James Bond, Hercule Poirot, Sherlock Holmes et Lisbeth Salander vont-ils vivre de nouvelles aventures en librairie ces prochains mois, alors que leurs créateurs sont tous morts et enterrés ? Elémentaire, mon cher Poirot ! Grâce à un très prospère  » business des suites « , savamment entretenu par les descendants de Ian Fleming, d’Agatha Christie, de Conan Doyle et de Stieg Larsson, qui n’ont pas leur pareil pour orchestrer des sorties mondiales surmédiatisées. Sans oublier, côté bande dessinée, ces chers Blake et Mortimer, dont le dernier album, L’Onde Septimus, s’est déjà vendu à près de 200 000 exemplaires en trois mois. Les vrais héros ne meurent jamais.

Résultat, donc : un nouveau 007, Solo, sort ces jours-ci, Hercule Poirot fera son grand retour mondial le 8 septembre (après trente-huit ans d’absence !), suivi de peu par Sherlock Holmes et par le quatrième volume, très attendu, de la saga Millénium. Fait notable, pour écrire ce que les Anglo-Saxons appellent ces sequels (que l’on évitera de traduire par  » séquelles « …), ce ne sont pas des tâcherons, mais des stars des lettres qui tiennent la plume : William Boyd pour James Bond, Anthony Horowitz, le créateur d’Alex Rider, pour Sherlock Holmes, ou encore le Booker Prize 2005 John Banville pour Philip Marlowe. Cette alliance du talent littéraire et de la puissance marketing constitue-t-elle pour autant une recette infaillible ? Petit tour de piste.

Le grand retour d’Hercule Poirot

Mettre la main sur le petit-fils d’Agatha Christie est à peu près aussi difficile que de découvrir l’assassin dans un roman de sa grand-mère. Mathew Prichard, 70 ans, a une excuse : il gère les droits mondiaux de la Queen of crime (morte en 1976), dont il est communément admis que ses livres sont les plus lus au monde après la Bible et Shakespeare.  » Ça y est, je suis confortablement installé dans un fauteuil de ma maison au pays de Galles, commence-t-il d’une voix enjouée, lorsqu’on le joint enfin. Vous savez, il n’est pas un jour sans que je pense à ma grand-mère. J’étais son unique petit-enfant et j’ai passé beaucoup de temps avec elle. Je l’adorais. J’avais la trentaine lorsqu’elle nous a quittés.  »

C’est donc Mathew, en accord avec ses trois enfants et la société audiovisuelle Acorn Productions (qui possède 64 % d’Agatha Christie Limited), qui a décidé de ressusciter Hercule Poirot.  » Ma grand-mère n’avait laissé aucune instruction à ce sujet, n’imaginant pas que son héros susciterait toujours de l’intérêt si longtemps après sa mort, poursuit Mathew Prichard. Le hasard a voulu que nous réfléchissions à une éventuelle suite, lorsque la romancière Sophie Hannah a fait savoir qu’elle pensait avoir une bonne idée pour un Hercule Poirot. Nous l’avons rencontrée et avons immédiatement été séduits par son projet.  »

La romancière vient tout juste de remettre son manuscrit. Cette nouvelle aventure du petit détective belge sortira le 8 septembre, aux éditions du Masque. Le titre est encore secret.  » Mais je peux vous dire que l’action se déroule vers 1929, entre Le Train bleu et La Maison du péril, et que Poirot est toujours aussi intelligent « , confie Hilary Strong, directrice générale d’Acorn Productions.  » Notre calcul, c’est que cette aventure attirera de nouveaux lecteurs vers l’oeuvre de ma grand-mère « , ajoute Mathew Prichard.

Il est vrai que l’enjeu est de taille. Les royalties dégagées par Poirot et par Miss Marple sont colossales, notamment grâce aux adaptations télévisées. De son vivant, Agatha Christie avait offert les droits de La Folie Greenshaw à l’église de Churston Ferrers, dans le Devon, pour la construction d’un nouveau vitrail. Les bénéfices de La Souricière, sa pièce de théâtre jouée sans interruption à Londres depuis plus de soixante ans (!), vont, eux, à une fondation galloise. Tout le reste tombe à 36 % dans l’escarcelle de Mathew Prichard et de ses enfants, les autres 64 % ayant été cédés à prix d’or à Acorn Productions. Combien cela représente-t-il ?  » J’ai pour habitude de ne jamais parler d’argent « , élude Mathew Prichard avec un grand éclat de rire. A Londres, on évoque quatre millions de livres sterling par an…

Son nom est toujours Bond

On n’a pas lésiné sur les gadgets, en septembre 2013, pour la sortie londonienne de Solo, le nouveau Bond revisité par William Boyd : sept – comme 007 – exemplaires signés ont été confiés à des hôtesses de l’air en tenue vintage, au Dorchester Hotel, où débute l’action du roman, direction l’aéroport de Heathrow, à bord de bolides Jensen, l’une des voitures préférées de l’espion de Sa Très Gracieuse Majesté. Destinations : sept villes du monde en lien avec Boyd et Bond. Le lancement de la  » précédente suite « , Le Diable l’emporte, écrite par Sebastian Faulks, en 2008, pour le centenaire de la naissance de Ian Fleming, n’était pas mal non plus : hélicoptères Black Cat Lynx au-dessus de la Tamise, et, déjà, sept exemplaires du roman acheminés en avant-première dans une valise Samsonite spécialement conçue pour l’occasion !

Autant dire que les nièces du créateur de James Bond, regroupées dans la Ian Fleming Publications Limited, ne reculent devant rien pour faire rebondir la saga littéraire de l’agent 007. En 1968, quatre ans à peine après la mort de l’auteur, les ayants droit avaient déjà proposé au célèbre Kingsley Amis d’assurer la relève, ce qu’il fit sous le pseudonyme de Robert Markham. Puis, au fil des années, une flopée de suites, inégales, avaient un peu fini par épuiser le filon. Mais, avec Sebastian Faulks, le niveau est remonté – Le Diable l’emporte s’est vendu à 200 000 exemplaires rien qu’en Grande-Bretagne.  » Le Faulks a été une bonne opération « , confirme Patrice Hoffmann, directeur éditorial chez Flammarion, qui avait déboursé entre 40 000 et 50 000 euros pour en acquérir les droits. En revanche, le suivant, en 2011, Carte blanche (Flammarion), confié à l’Américain Jeffery Deaver, a tout juste atteint les 20 000 exemplaires. Preuve que, contrairement aux diamants, les romans, eux, ne sont pas éternels…

Le nouveau coup d’archet de Sherlock Holmes

En août 2013, sur eBay, ce sont de bien curieuses enchères qu’a lancées le romancier Anthony Horowitz, mandaté pour écrire une suite officielle aux aventures du détective sis 221B, Baker Street. A la clé, la possibilité pour n’importe quel fan d’apparaître sous son nom dans le roman ! A partir de 1 000 livres sterling (environ 1 200 euros), le donateur fera une apparition dans le livre ; pour 2 500 livres, il pourra croiser Holmes ; et, au-delà de 5 000 livres, il aura le privilège d’être assassiné ! Les enchères sont finalement montées jusqu’à 3 700 livres…

De cette suite, à paraître en octobre outre-Manche, on sait seulement qu’il y sera question  » d’un horrible meurtre à Londres  » et  » d’un atelier de confection pour nains  » (!), si l’on en croit un tweet de Horowitz. La Conan Doyle Estate Ltd – de nouveau entre les mains de la famille Doyle, après un détour par les Etats-Unis – aurait-elle trouvé son Docteur Watson avec cet auteur jeunesse à succès ? L’objectif est simple : assurer la pérennité de la saga Sherlock Holmes – quatre romans et cinquante-six nouvelles signés Conan Doyle -, mais surtout engendrer de nouvelles royalties, le héros au célèbre chapeau écossais étant tombé dans le domaine public depuis 1980.  » Le rapport des ayants droit aux auteurs est plus décomplexé chez les Anglo-Saxons que chez les francophones, estime Cécile Terouanne, directrice du département jeunesse chez Hachette, qui a publié, en 2011, le précédent Holmes titré La Maison de soie. Après tout, en littérature, on n’en finit pas de récrire L’Odyssée…  »

Un quatrième volet de Millénium…

Oui, décidément, les héros ne meurent jamais. Jeeves, l’impayable et très british valet de chambre du grand P. G. Wode-house, a fait son retour, en novembre dernier, en Grande-Bretagne. Et l’on annonce déjà pour 2015, chez NiL, un nouveau Philip Marlowe, le privé de Chandler immortalisé par Humphrey Bogart, sous la plume de John Banville (qui signera de son pseudonyme Benjamin Black).

Mais le sequel que tout le monde attend, c’est le quatrième volume de la saga Millénium. On se souvient que son auteur, le Suédois Stieg Larsson, est mort à 50 ans, en 2004, juste avant que sa trilogie ne devienne un best-seller mondial (plus de 50 millions d’exemplaires vendus…). On se souvient aussi que l’ex-compagne du romancier, Eva Gabrielsson, est partie en guerre contre le frère et le père de Larsson, ayants droit officiels. Elle avait même refusé de leur communiquer les données de l’ordinateur du défunt, qui contenait, disait-on, le début du quatrième tome.

Les héritiers de Stieg Larsson ont donc décidé de contourner le problème, en annonçant la parution d’une suite, prévue pour l’été 2015. L’écriture en a été confiée à David Lagercrantz, célèbre journaliste suédois, connu pour avoir cosigné l’autobiographie de la star nationale du ballon rond, Zlatan Ibrahimovic.  » Il a l’habitude de travailler sur commande et connaît bien le quartier où se déroule l’action, confie Manuel Tricoteaux, éditeur chez Actes Sud, qui publiera ce quatrième volet. Nous devrions recevoir un premier synopsis cet été.  » Mais retrouvera-t-il la magie particulière propre à Stieg Larsson ?  » Millénium, c’est un peu comme une série TV : une fois que l’univers et les personnages ont été plantés, il n’y a rien de choquant à ce qu’ils soient repris par un autre, estime Manuel Tricoteaux. Lisbeth Salander fait partie de notre inconscient collectif.  »

 » Ces suites peuvent réserver le pire comme le meilleur, analyse François Rivière, grand spécialiste de littérature anglo-saxonne et biographe d’Agatha Christie. Boileau et Narcejac avaient honorablement repris Arsène Lupin et une Française, Claude Voilier, a publié une vingtaine d’épisodes du Club des Cinq, qui furent traduits en anglais. Mais écrire un nouvel Hercule Poirot est une gageure, car tout l’art d’Agatha Christie réside dans l’intrigue et la mécanique du crime. J’avoue que je suis un peu sceptique. Cela dit, savez-vous comment Agatha Christie se définissait elle-même ?  » On avoue notre ignorance. Et François Rivière de lâcher :  » Comme une machine à faire des saucisses.  »

Par Jérôme Dupuis et Delphine Peras

Pour 2 500 livres sterling, un donateur pourra  » croiser  » Sherlock Holmes dans la suite de ses aventures

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