» La voiture reste un jouet masculin »

Depuis une vingtaine d’années, les designers automobiles belges s’exportent progressivement dans le monde, même si notre pays ne produit pas de marque propre. Luc Landuyt est leur pionnier.

Luc Landuyt n’a pas le titre de  » chief designer « . Cet honneur a été réservé à d’autres Belges : Dirk Van Braeckel chez Bentley, Luc Donckerwolcke chez Seat et Louis Vermeersch chez Pininfarina. Mais tous citent Landuyt comme leur exemple le plus éclairant, celui qui a ouvert la voie à une première génération belge de designers de voitures. Landuyt fuit les apparitions publiques et ses interviews sont très rares. Sa modestie est encore plus grande que sa compétence professionnelle.  » En fait, mes parents me destinaient à la médecine, confesse-t-il. Mais, après deux années d’études, ils se sont résignés à mon désir de devenir designer industriel. Après cinq années de dur labeur à l’institut spécialisé d’Anvers (Hoger Instituut voor Integrale Produktontwikkeling), je me sentais prêt.  » Mais, d’abord, le passage obligé sous les drapeaux. Pendant son service militaire, Landuyt mûrit son projet : une spécialisation dans le design automobile au prestigieux Royal College of Art, à Londres, qui propose un cycle de deux ans. Il recherche un sponsoring auprès des grandes marques automobiles. En vain. Il n’obtient pas davantage de bourse d’études. Finalement, ses parents et son épouse financeront ses études.

Mais Landuyt prendra sa revanche en présentant un mémoire final brillant et original qui attire l’attention de plusieurs chief designers de grands constructeurs.  » Du jour au lendemain, j’étais devenu quelqu’un de demandé. Pour la première fois, j’avais la perspective d’un emploi et de revenus. Comme j’avais besoin d’argent, j’ai signé chez l’employeur qui payait le mieux. « 

Landuyt rejoint donc le bureau de design de Ford, à Cologne, où Uwe Bahnsen définit les lignes directrices. Ce talentueux Allemand est le père de plusieurs modèles à succès pour Ford, comme la Taunus 17 M, la Capri et la Sierra. L’arrivée de Landuyt porte à 22 le nombre de nationalités de l’équipe Bahnsen. Le Belge y collabore un moment avec le jeune Français Patrick le Quément, qui sera appelé en 1987 à diriger le bureau d’ébauches chez Renault. Leur collaboration momentanée aura une suite en 1992, lorsque le Belge rejoindra le Français à Paris. Entre-temps, Landuyt a quitté Ford pour BMW. En effet, en 1985, une restructuration au sein de Ford Europe avait provoqué le transfert de la division design de Cologne à Dunton, en Angleterre.  » Je me plaisais bien chez Ford, mais je n’avais pas envie de déménager en Angleterre, explique Landuyt. Un coup de téléphone de Harm Lagaay, de BMW, m’a alors convaincu de rejoindre son équipe de designers à Munich. Au grand désappointement de mon épouse toutefois, qui nourrissait de tenaces préjugés envers la ville bavaroise ! Mais, depuis, la Bavière l’a conquise et, à présent, Munich est devenu sa destination préférée. « 

Immortel

Au milieu des années 1980, BMW ne brillait pas encore de son aura actuelle. Mais la volonté d’atteindre les sommets dans la gamme sportive y était très vivace. La marque a alors créé BMW Technik, un bureau d’ingénieurs et de designers travaillant en étroite collaboration, avec la possibilité d’exprimer librement leur créativité et de proposer des projets des plus révolutionnaires.  » Personnellement, je m’étais engagé à développer un projet innovant de voiture de sport, explique Landuyt. A l’origine, il s’agissait d’une mission qui aboutirait, au mieux, à un prototype. Mais, à sa présentation, celui-ci a plu tellement à Eberhard von Kuenheim qu’il ne pouvait rester à ce stade. Le grand patron jugeait cette première Z1 une belle auto pour son fils et nous a incités à la produire en série, même en quantité limitée ! Personne n’a osé lui rétorquer que ce modèle n’avait pas été conçu pour être produit en série… En fait, il nous imposait une mission impossible. Mais, à Munich, ses désirs étaient des ordres. Dès lors, avec le courage du désespoir, nous avons aménagé dans un coin de l’usine un emplacement destiné à cette mini-chaîne de production. Nous avons ensuite recherché des collaborateurs qualifiés, capables d’assurer ce travail artisanal. Ils ont finalement assemblé 5 000 exemplaires ! Mais pas un mot sur la justification du coût élevé de l’opération… A quoi bon, d’ailleurs ? Père et fils von Kuenheim avaient été entendus, et le projet révolutionnaire de ce modèle a procuré à BMW un grand intérêt médiatique et un appréciable gain d’image de marque. D’autre part, la concurrence avait été écrasée…  » Et voilà comment le hasard a rendu le designer belge immortel… Car qui dit BMW Z1 dit Luc Landuyt ! Depuis, la voiture est devenue une pièce de collection, dont la valeur croît encore chaque jour. Aujourd’hui, un exemplaire bien entretenu coûte au bas mot 25 000 euros.

En 1992, Landuyt rejoint donc l’équipe Renault.  » Patrick le Quément était à la recherche de collaborateurs compétents dans la gestion de projets, une division qu’il voulait également implanter chez Renault. Ma longue expérience en cette matière chez BMW l’a décidé à m’appeler. Moi, j’y voyais un nouveau défi. La marque traversait un moment difficile et s’apprêtait à repasser à l’offensive. Comme chief designer, le Quément disposait d’une équipe de 350 collaborateurs et il rendait compte directement au grand patron. C’était assez inhabituel, mais cela me confortait dans l’idée du sérieux dont la direction témoignait à l’égard de notre travail. D’autre part, j’ai appris que Renault entretenait d’encourageants pourparlers de collaboration avec Volvo en matière de construction de châssis et de moteurs. Paris injectait beaucoup d’argent dans ce projet. Au moins une fois par semaine, je me rendais à Göteborg pour y étudier des processus de synergie avec mes collègues suédois. L’affaire évoluait favorablement. Je me mis à l’étude du suédois et avais déjà préparé mon épouse à un éventuel déménagement en Suède. La décision des actionnaires de Volvo de ne pas consommer le mariage avec Renault a dès lors été durement ressentie à Paris et a causé des problèmes dans l’élaboration des plans de voitures de luxe. En effet, dans la perspective de la fusion, nous avions élaboré divers programmes de développement visant à éviter le double emploi. Au moment du divorce d’avec Volvo, j’étais précisément chef de projet pour les voitures de luxe. J’ai passé quelques nuits blanches… Mais, finalement, nous avons pu limiter la casse. « 

A la fin des années 1990, Landuyt est chargé du développement des plus petites voitures familiales et citadines, parmi lesquelles figure la Twingo, modèle faisant l’objet de chaudes discussions. Dès sa conception, il y a eu des divergences de vues sur les caractéristiques de cette voiture. De la main de Patrick le Quément, le projet innovant de la première Twingo n’a pas obtenu le succès souhaité. Le modèle révélait trop d’imperfections et ne parvenait pas à séduire le public visé. Le modèle suivant devait donc être amélioré et, surtout, rapporter de l’argent. C’est là que les avis divergeaient. Les uns voulaient la Twingo plus petite, les autres, plus spacieuse. Devait-elle garder son caractère ludique ou être plus fonctionnelle ? L’indécision était visible dans le texte du projet : les lignes de force imprécises privaient les designers de repères fiables. Le projet définitif péchait également par l’absence de directives rigoureuses. Le nouveau patron de Renault n’était pas franchement heureux ! Carlos Ghosn venait de prendre le relais de Louis Schweitzer et a témoigné d’emblée de son pouvoir. Il a jeté le projet au panier et ordonné une nouvelle conception, avec une vision claire et précise. Patrick le Quément et son équipe avaient trois mois pour exécuter la mission…

 » Ghosn avait décidé et nous étions le dos au mur, se souvient Landuyt. Mais chacun a retroussé ses manches et cette mission impossible a finalement connu un happy-end. Le nouveau projet était complètement différent. Il visait un autre public cible et a été accueilli très favorablement. Seule erreur : ne pas avoir changé le nom du modèle. « 

Depuis avril 2008, Luc Landuyt est à nouveau chef de projet des voitures de luxe.  » Pour survivre, une marque doit être représentée dans toutes les catégories de voitures, grandes et petites, affirme-t-il. Les constructeurs allemands développent leurs modèles de luxe vers le bas. Nous, nous effectuons la démarche inverse.  » Ce n’est pas la première fois que Renault tente de s’imposer dans le secteur des voitures de luxe. Sans succès jusqu’à présent. Cette fois, pourtant, le constructeur français s’appuiera également sur la compétence de sa société s£ur Nissan. Et Luc Landuyt a déjà prouvé par le passé être un conciliateur idéal…

En quoi diffèrent les conceptions d’une grande et d’une plus petite voiture ?

Luc Landuyt : Personnellement, je préfère dessiner une grande voiture plutôt qu’une petite. Plus le volume est grand, mieux je peux l’exploiter pour réaliser mes idées. Une plus grande voiture offre aussi une plus grande flexibilité budgétaire, permettant l’usage de matériaux plus chers et plus de raffinement technique. Davantage d’espace et d’argent facilitent aussi le respect des centaines de normes en matière de sécurité, de solidité, de consommation et d’émission de CO2. Sans oublier les possibilités accrues pour l’offre de pièces de remplacement et le recyclage de matériaux. Dans chaque pays, ces règles diffèrent, et les procédures d’homologation exigent un temps précieux. Mais l’Europe est en bonne voie vers l’harmonisation de ces règles. Grâce à la construction modulaire de nos modèles et à la flexibilité de nos lignes de production, nous pouvons ajouter ou supprimer des éléments selon les désirs du client ou selon les réglementations nationales particulières. A condition, bien sûr, que ces particularités soient prévues dès la conception du modèle. Mais, de toute façon, pour une plus petite auto, ces modulations sont plus difficiles à réaliser.

La voiture moderne se doit d’être fiable et sécurisante. Mais s’avère-t-elle aussi respectueuse de l’environnement ?

Les designers automobiles vivent dans un monde virtuel. Nous concevons des voitures qui sortiront sur le marché quatre ou cinq ans plus tard, ce qui nous impose d’être quelque peu visionnaires. On nous demande des projets qui répondront aux goûts du client, mais aussi aux directives réglementaires. Pour nous, le problème de rejet de CO2 n’est pas nouveau. Il y a longtemps que nous recherchons des solutions aérodynamiques pour diminuer la résistance à l’air ainsi que des matières plus légères pour réduire le poids. En effet, chaque nouveau modèle est plus spacieux et offre plus d’options et de perfectionnement que le précédent. En une vingtaine d’années, nous avons réussi à diminuer la consommation moyenne de 3 à 4 litres aux 100 kilomètres. Nous pouvons faire mieux encore en travaillant sur le châssis inférieur de la voiture, en réduisant la cylindrée et en procédant à toute une série d’autres petites interventions. Mais, à l’avenir, il ne faut pas s’attendre à des réductions spectaculaires de 1 ou 2 litres aux 100 kilomètres. La consommation se comptera désormais en décilitres. Il n’y a pas de miracle ! Celui qui prétend le contraire n’y connaît rien ou témoigne de mauvaise foi. En fait, en matière de coût de consommation, il faut tenir compte du coût global de la production d’énergie. Si on constate que l’emploi d’un carburant alternatif a finalement provoqué une consommation d’énergie globale plus importante à sa fabrication, l’opération est inutile. Les solutions irréalistes ou impayables n’avancent à rien. A court terme, je ne vois dès lors qu’une solution : marcher davantage ou prendre son vélo pour les déplacements courts. C’est tout bénéfice pour la santé. Et, pour se rendre au travail, la combinaison entre l’usage de la voiture et celui des transports publics me semble une alternative raisonnable.

Durant des décennies, les designers italiens ont eu le monopole de la création. Aujourd’hui, les grandes marques ont leurs propres designers. Entre-temps, l’ordinateur s’est imposé partout. Est-il un allié ou un concurrent ?

Depuis quelque temps, les grands maîtres italiens sont en déclin. Plusieurs studios ont d’ailleurs fermé leurs portes. Ils ont vécu trop longtemps sur leur réputation et n’ont pas anticipé les développements du secteur. Michelotti et compagnie étaient en fait des  » sculpteurs  » donnant libre cours à leur créativité sans devoir tenir compte des directives en matière de sécurité et de coût. Ils dessinaient selon leur inspiration, puis passaient la patate chaude à un bureau d’ingénieurs, obligeant ceux-ci à imaginer un concept technique adaptable à la ligne sculpturale dessinée par le maître ! Dans le courant des années 1970, les marques automobiles ont inversé le cours de la procédure. Depuis, les divisions d’ingénieurs et de marketing élaborent ensemble une liste de caractéristiques auxquelles le nouveau modèle devra répondre. La procédure est toujours d’application aujourd’hui, et cela a évidemment compliqué notre tâche. D’autre part, les constructeurs ont aussi progressivement porté une grande attention à leur image de marque. Il s’agit d’un travail de longue haleine qui ne peut être confié à des collaborateurs occasionnels, car il exige une parfaite connaissance de l’identité propre, de la philosophie et du style de la maison. Pour ne pas perdre de temps et mieux se conformer aux législations, ingénieurs et designers travaillent désormais en collaboration beaucoup plus étroite. Le temps, c’est de l’argent. A ce titre, l’ordinateur est un outil précieux. Il nous épargne un long travail de calcul, il effectue des simulations compliquées et peut projeter nos plans en trois dimensions et à l’échelle. Par un simple clic, on peut passer divers modèles en revue. La technologie moderne constitue un formidable pas en avant. Elle nous permet de détecter à un stade avancé certaines erreurs afin de les corriger. Avant de produire un modèle en série, nous envoyons des dizaines de prototypes durant deux ans sur les routes. Ils effectuent une série de tests dans les pires conditions. Les résultats sont ensuite comparés aux caractéristiques exigées par le cahier des charges et aux simulations exercées sur l’ordinateur. Mais ces analyses témoignent aussi que l’expérience du terrain reste indispensable. L’ordinateur crée un monde virtuel très productif, mais il ne possède pas la sensibilité humaine. Il n’est pas suffisamment créatif pour imaginer une voiture à partir de rien. Les designers continuent à ébaucher leurs modèles sur une simple feuille à dessin, le crayon à la main…

Ce monde professionnel est-il peu ouvert aux femmes ? La voiture reste essentiellement un jouet masculin…

Pourtant, j’observe que davantage de femmes entreprennent des études de designer et travaillent dans des bureaux de création. J’applaudis des deux mains. Les femmes constituent une plus-value pour notre profession. A leurs yeux, la voiture est un objet d’utilisation quotidienne qui doit se révéler pratique et fonctionnel. Plutôt petit que grand, avec un petit rayon de braquage et un grand coffre…

Les femmes aiment le look rétro, comme une Mini ou une Fiat 500 ! Pourquoi Renault ne lance-t-il pas une version renouvelée de la R4 ou d’un autre modèle à succès ?

Je reconnais tout à fait le succès de la Mini et de la Fiat 500. Dans les deux cas, Frank Stephenson a réussi à faire un remake qui est une fidèle copie de l’original. Et, derrière cet habit ressuscité, se cache la technologie la plus moderne. Tout comme la décoration intérieure et les accessoires innovants répondent parfaitement à l’attente et aux goûts du public ciblé. La formule semble donc une garantie de succès. Mais pas pour tous les modèles ! Lorsque nous nous sommes appliqués à rassembler toutes les pièces du puzzle pour la R4, nous avons constaté que la conformité aux normes de sécurité et de limitation d’émissions nocives était irréalisable. Et aussi, sa surface vitrée revue à la hausse ne permet plus de respecter les proportions originelles du véhicule. J’ai tenté la même opération avec d’autres anciens modèles prisés de chez Renault. Egalement sans succès. On ne gagne pas à tous les coups, mais cela reste un métier passionnant.

U.V.

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