La voie des sans-voix

Fils de policière, défenseur des droits civiques aux accents à la Luther King, cet avocat a déjà sa légende. Sa cliente n’est peut-être pas celle qu’il croyait, mais il continue son combat.

L’homme noir qui s’avance sur le trottoir, au pied du tribunal de New York, toise comme un phare la houle humaine qui déborde sur Centre Street. Dix minutes plus tôt, ce 1er juillet, Dominique Strauss-Kahn a vu son assignation à résidence commuée en liberté sur parole, mais ses avocats ne s’attardent pas dans le chaos de la rue, susurrant pour les micros des télés leur appel au respect de la présomption d’innocence. Kenneth Thompson, lui, s’installe au milieu des journalistes comme devant un tribunal de l’Histoire. Sa haute stature, son superbe costume gris, sa voix sans hâte malgré le boucan, évoque la légende de ces lawyers-pasteurs des droits civiques, les Martin Luther King, les Andrew Young, les Thurgood Marshall, et même son mentor, feu Johnny Cochran, ténor noir du barreau américain.

 » J’ai quelques mots à dire sur Dominique Strauss-Kahn et ma cliente, tonne l’avocat de la présumée victime, sa longue main levée comme pour donner le tempo de la colère. Car ce que l’on vous dit d’elle est un mensonge.  » La demi-heure qui suit mériterait sa place dans la saga des insurrections américaines ; une plaidoirie de rue, un réquisitoire rageur et élégant contre ce qu’il dépeint comme les lâchetés de la justice politicienne. Son discours, scandé par instants comme un prêche, hypnotique, se veut aussi une courageuse profession de foi. Un mois plus tôt, cet avocat star, quadragénaire au visage trompeur de chérubin, semblait embrasser une nouvelle cause, exemplaire et limpide, en offrant gratuitement ses services à une immigrée illettrée contre un richissime potentat de la jet-set financière. Le 6 juin, en s’asseyant au premier rang du public, pour entendre l’ancien patron du FMI plaider non coupable, Thompson s’offrait un putsch : le remplacement surprise des deux précédents lawyers de Nafissatou, Jeffrey Shapiro, un spécialiste des erreurs médicales engagé au départ après une simple recherche sur Internet par un proche de la victime supposée, et surtout Norman Siegel, activiste légendaire des droits civiques new-yorkais. Kenneth Thompson, révéré à New York depuis 1999, pour son rôle de procureur fédéral dans le procès de trois policiers tortionnaires d’un immigrant haïtien nommé Abner Louima, mettait une nouvelle fois sa réputation en jeu.

Pour rééquilibrer un combat inégal

En tant qu’avocat, cette fois. Il entendait certainement toucher un pourcentage des dommages-intérêts bientôt infligés à DSK lors d’un procès civil suivant sa condamnation au pénal ; mais, avant tout, il était là pour rééquilibrer un combat inégal et placer, en marge des poursuites pénales, toute la puissance de son officine de la 5e Avenue, Thompson Wigdor LLP, au service d’une femme sans voix.  » Tout l’argent, tout le pouvoir, toute l’influence de M. Strauss-Kahn de par le monde n’empêcheront pas cette femme de témoigner contre lui et de clamer la vérité « , promettait-il, le 6 juin, devant une même foule de journalistes.

Mais voilà la plaignante dé- sormais paria de l’opinion. Thompson a certes été sidéré en apprenant que Nafissatou Diallo avait touché de l’argent d’un dealer à la petite semaine, mais, en dépit des faiblesses de sa protégée, le récit du viol reste inchangé, comme les analyses médico-légales confirmant, selon lui, les violences. La femme de chambre guinéenne, engluée dans ses mensonges, lui a à nouveau demandé son soutien et promis qu’elle disait vrai sur DSK.  » J’emporterai dans la tombe le souvenir de ce qui s’est passé dans cette chambre « , lui a-t-elle dit. Ken Thompson a été élevé dans les HLM de Harlem par une mère seule, nommée première femme policière de New York en 1970. Sorti, comme elle, du John Jay College, vivier du personnel judiciaire de la ville, lauréat d’une bourse pour la fac de droit de la New York University, l’apprenti lawyer avait été recommandé par ses professeurs, dès sa réussite au barreau en 1993, pour participer, à Washington, à l’enquête officielle sur la tuerie de Waco. L’assaut absurde des policiers fédéraux sur la secte des Branch Davidians s’était achevé par la mort, dans un incendie suicide, de 60 des disciples du gourou, David Koresh, dont beaucoup d’enfants. Le rapport d’investigation, un modèle de fair-play et de minutie implacable, avait lancé la carrière de Thompson.

Il a fallu du cran à ce fils de flic, devenu procureur fédéral à Brooklyn, pour s’atteler, en 1999, au réquisitoire contre les policiers ripoux de l’affaire Louima. Le Haïtien, victime d’une bagarre à la sortie d’un bar, avait été conduit au poste et soumis à des sévices affreux, sodomisé et éventré avec un manche de ventouse, dans les toilettes du commissariat. La plaidoirie de Thompson ne se contentait pas de stigmatiser une bavure, elle ouvrait le procès des abus de pouvoir du dernier mandat du maire Rudy Giuliani, et celui de la trahison, par les représentants de l’ordre public, des espoirs de justice des immigrants. Le principal tortionnaire a écopé de trente-cinq ans de prison, et Louima a reçu 8 millions et demi de dollars, lors d’un procès civil ultérieur. Propulsé dans le privé, dès 2003, par sa nouvelle notoriété, Thompson aurait pu se contenter de faire fortune en traitant les litiges de Wall Street au prestigieux cabinet Morgan Lewis, s’il n’avait opté pour les procès en discrimination sexuelle et raciale, défendant des ouvrières contre le harcèlement de la direction de leur usine.

 » C’est un guerrier, confirme son ami Keith Beauchamp, journaliste et réalisateur. Voilà un ancien gamin des rues de New York qui sait mettre sa carrière au service de ses idéaux de justice.  » En 2003, Beauchamp achevait le tournage d’un documentaire sur Emmett Till, un adolescent noir lynché en 1955 dans le Mississippi, lorsque, découvrant que les meurtriers avaient toujours pignon sur rue, il avait demandé à Thompson dans quelles conditions l’enquête sur cette affaire essentielle de l’histoire des droits civiques pouvait être relancée.  » Il m’a sidéré, raconte le documentariste. Pendant des mois, Ken s’est non seulement chargé, gratuitement, des arguties juridiques d’une affaire classée sans suite, mais il m’a donné tous ses contacts. « 

L’avocat, discret malgré ses faits d’armes, logé à l’époque à Brooklyn avec sa femme et sa fille, disposait déjà, depuis Louima, d’une ligne directe avec Charles Shumer, sénateur de New York, et l’indéracinable député Charlie Rangel. Ses relations s’étendaient jusqu’au département de la justice de George Bush, en la personne d’Alexander Acosta, chargé des droits civiques. A Brooklyn, son amitié avec l’imposant A. R. Bernard, pasteur du Christian Cultural Center, plaque tournante de l’intelligentsia noire de New York, a assuré la promotion du film de Beauchamp, la réouverture de l’affaire Emmett Till et celle d’une dizaine d’affaires classées depuis les années 1960.

 » Ken est un mentor brillant et un leader, confirme Blanche Wiesen Cook, sa prof d’histoire du John Jay College, réputée pour ses recherches sur Eleanor Roosevelt. Il sait aussi que la lutte pour les droits civiques n’a fait que commencer dans les années 1960, et se poursuit aussi avec la défense des femmes et des immigrés. Il a eu le courage de se lancer dans l’affaire DSK, et je sais qu’il y a retrouvé sa cause. « 

P. C.

 » C’est un guerrier. Il sait mettre sa carrière au service de ses idéaux de justice « 

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