La Ville lumière noire

Guy Gilsoul Journaliste

Dès le début du xxe siècle, les  » Blacks  » ont marqué la vie culturelle parisienne et influencé les mouvements artistiques. Le musée d’Ixelles a mené l’enquête, et ajouté à la hâte un appendice bruxellois peu convaincant.

Pourquoi va-t-on voir une exposition dans un musée ? A Ixelles, la réponse a longtemps été celle-ci : pour découvrir des £uvres dont la qualité visuelle et intellectuelle est garantie par le regard critique du conservateur. Pendant de longues années, le musée communal d’Ixelles a ainsi joué la carte de l’excellence, visant à chaque fois la crème plutôt que les fonds de sauce, au risque, parfois, d’un certain formalisme.

Pour sa première exposition, la nouvelle conservatrice, Claire Leblanc, modifie la formule pour privilégier une réflexion thématique. D’où cette manifestation, entre art et documentaire, sur un sujet qui tourne autour de la présence noire à Paris, depuis le xixe siècle jusqu’aux jours troublés des banlieues actuelles. Le propos est intéressant ; mais on comprend un peu moins pourquoi il a fallu, superficiellement, ajouter une section bruxelloise (sinon pour des raisons politiciennes ?). Quant aux £uvres elles-mêmes, l’amateur de peinture et de sculpture sera déçu. Seul le Cubain Wifredo Lam sauve un peu la mise, côté historique. Côté actuel, la photographie se défend mieux. Pour le reste, l’art ici sert à illustrer l’idéal de métissage des nouvelles générations  » black  » à Paris.

En cause, peut-être, la manière de travailler des commissaires ethnologues allemands qui, après enquête, ont tiré des conclusions et ont choisi, dans l’art actuel, les artistes qui illustrent leur thèse. L’imagerie prend alors le pas sur la création proprement dite, le discours sur la manière, l’académie sur la marge. Or ce discours est planétaire et déborde la question du  » Black « . Il reproduit en fait, sur fond de critique et de révolte (complaisante), une situation connue où, en Afrique, en Haïti, aux Antilles et dans de nombreux pays pauvres, chacun tente de s’affranchir de sa situation de dominé pour entrer dans une caste plus privilégiée. Dans ce cas : devenir un artiste reconnu. De même, on ne trouve pas ici d’écho profond aux singularités locales. Le  » Black  » y joue un rôle convenu, sans remettre en question son propre système de référence. Et, une fois encore, le Blanc est le Méchant.

Du jardin d’acclimatation au Casino de Paris

Les Noirs vont arriver à Paris par la grande porte de l’exotisme. Lors de l’exposition universelle de 1889, à l’ombre de l’exploit technique de Eiffel, des millions de visiteurs découvrent  » L’Afrique mystérieuse « . Le village africain reconstitué attire les foules, qui y admirent un portrait enfantin, confirmé par les dessins et caricatures parues dans les journaux comme Le Tour du monde ou Le Rire. Pourtant, dès 1857, l’armée française avait recruté des soldats, certes  » naïfs, rigolards « , mais aussi  » courageux « . En 1919, les  » bons nègres  » (ils étaient 200 000 à se battre durant la Première Guerre mondiale) participent à la parade militaire du 14 juillet. Mais c’est la boxe qui va propulser l’image du Black aux devants de la scène parisienne, avec une première diaspora américaine qui débarque à Paris dès 1905 : Sam McVea, Joe Jeanette, Jack Johnson…

Parallèlement s’ouvrent les premières galeries d’art  » primitif  » (qui fut à la base du renouveau des arts dès 1905), comme celle de Paul Guillaume, dans le quartier très chic du faubourg Saint-Honoré. Viendra ensuite la musique. James Reese et sa fanfare du 369e Régiment quittent New York pour le Casino de Paris, en 1918. Le Marcel’s Jazz Band se produit peu après aux Folies Bergère. Plus encore, la  » sirène des tropiques « , alias Joséphine Baker, 19 ans, se produit presque nue, avec bananes et plumes. La mode africaine devient un must : décorateurs, stylistes, publicitaires, danseurs…, tous se mettent au service d’un art de vivre qui révolutionne l’idée du corps autant que celle de la beauté. En 1923, Fernand Léger imagine les décors très africains pour La Création du monde, sur un texte de Blaise Cendrars.

Avec les surréalistes, d’abord, mais surtout à partir des années 1930, l’intérêt pour l’Afrique vise désormais la profondeur et la richesse d’un imaginaire différent. Le Noir va prendre la parole pour dire son identité inaliénable. Par le biais des écrivains d’abord, réunis dans le salon des s£urs Nardal (et dans La Revue du monde noir) dès 1931, par les textes d’Aimé Césaire et de Léopold Senghor, ensuite. L’un ou l’autre plasticien noir parvient aussi à se faire entendre à Paris. Ainsi Ernest Mancoba (1904- 2002) quitte l’Afrique du Sud en 1938 et rejoint à Montparnasse des artistes comme Giacometti ou Hans Hartung. Réfugié au Danemark, après avoir passé quatre ans en prison durant la Seconde Guerre mondiale, il fait même partie du mouvement Cobra. L’Ivoirien Christian Lattier (1925-1978) construit d’étranges sculptures faites de chanvre et de fil de fer, dès 1953, et le Sénégalais Iba Ndiaye (né en 1928) acquiert une notoriété internationale à travers un expressionnisme figuratif assez vigoureux. Cependant c’est de Cuba, avec Wifredo Lam (1902-1982), très vite ami d’André Breton, que le Noir trouve la plus impressionnante traduction de sa négritude.

Ces dernières décennies, les Noirs ont à leur tour investi des quartiers entiers de Paris, mêlant chaque jour davantage leur culture d’origine au bain multiculturel des grandes métropoles. Rejetant le principe d’assimilation d’hier, ils revendiquent celui de métissage. Dommage que les £uvres occupant pourtant le plus vaste espace du musée n’en révèlent que la partie émergente et convenue. On aurait aimé y découvrir un potentiel créatif autrement plus excitant.

Black Paris-Black Brussels, au musée communal d’Ixelles, 71, rue Jean Van Volsem. Jusqu’au 27 avril. Tous les jours, sauf le lundi, de 13 heures à 18 h 30. Les samedis et dimanches, de 10 à 17 heures. Tél. : 02 516 64 21.

Guy Gilsoul

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