La Toile se déchire

Avec 1,5 milliard d’utilisateurs dans le monde, le Web s’est imposé comme un outil d’échange sans égal. Une plate-forme unique, universelle – c’est sa force – qui pourrait voler en éclats si les Américains ne renoncent pas au contrôle absolu du Réseau…

DE NOTRE envoyé spécial

Sac en bandoulière, une demi-douzaine d’ingénieurs trépignent. A l’extrémité de la file d’attente, les plus chanceux pourront se faire prendre en photo devant un  » dragon barbu « , lézard australien de petite taille. Le parfait cliché souvenir pour les spécialistes du Web qui, ce soir de la fin juin, clôturent, à Sydney, une convention de trois jours où chacun a pu exprimer son avis sur l’avenir du Réseau. De l’autre côté de la grande verrière qui donne sur l’Opéra en forme de coquillage renversé, on aperçoit les lumières des ferries dans la baie. En plein hiver austral, des yachts attendent la prochaine course Sydney-Hobart. L’appel du grand large… ou le calme avant la tempête ?

Car, plus qu’une bénigne morsure de reptile, c’est un autre écueil que redoutent ces ingénieurs en goguette. Le 30 septembre, le département américain du Commerce dira si, oui ou non, il met fin au Joint Project Agreement (JPA). Un texte qui permet aux Etats-Unis de mettre leur veto à toute évolution d’Internet. S’il n’est pas remis en question, il soulèvera la grogne internationale. Et c’est l’existence même du Web tel qu’on le connaît aujourd’hui, c’est-à-dire unique et indivisible, qui pourrait bien voler en éclats. Car, à l’abri des caméras, une poignée de décideurs se déchirent pour savoir qui doit désormais contrôler Internet.

A l’origine, la question ne se posait pas, car le Web a été développé à des fins militaires. Enfant de la guerre froide, Internet a pris son essor grâce aux fonds de la Defense Advanced Research Project Agency (Darpa). A la fin des années 1950, cette agence de l’armée américaine souhaitait mettre au point un système de communication capable de résister aux attaques nucléaires. Testé par le milieu universitaire, bluffé par la première connexion, en 1969, entre l’université de Californie à Los Angeles (Ucla) et le Stanford Research Institute, Internet s’est ensuite répandu comme une traînée de poudre. Mais voilà, Internet a beau avoir acquis une dimension universelle, jamais les Etats-Unis n’ont renoncé au contrôle de cette infrastructure stratégique.

Un organisme ad hoc, l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), avait pourtant été imaginé, en 1998, par l’administration Clinton pour clarifier les choses. Son rôle d’aiguilleur du Web était très simple : à chaque série de chiffres qui correspond à une page web, il fallait attribuer un nom de domaine du type www.levif.be. Pour que cette adresse soit accessible partout sur la planète, il fallut établir un langage précis et s’assurer que tous les ordinateurs du monde le comprennent. Minutieuse, cette tâche a conféré un pouvoir crucial à l’Icann, qui s’est ainsi imposé comme le checkpoint de tout ce qui existe en ligne. C’est elle qui, par exemple, a interdit l’apparition du .xxx, un suffixe destiné initialement aux sites porno, en 2005.

 » Il nous faut garder le contrôle d’Internet « 

L’Icann, ou plus précisément… le gouvernement américain. Car l’association de droit californien a beau travailler en partenariat constructif avec des représentants d’utilisateurs du monde entier, elle est soumise depuis sa création à Washington. Présenté au départ comme temporaire, l’accord qui la lie au ministère du Commerce n’a cessé d’être prorogé. Dernier report en date : fin septembre 2006, pour trois ans. Mais voilà, alors que l’échéance de ce nouvel accord (le 30 septembre) approche, des voix s’élèvent au Congrès pour maintenir le cordon ombilical.  » Il nous faut garder le contrôle d’Internet, qui est devenu un enjeu de sécurité nationale « , a ainsi justifié, cet été, Terry Lee, sénateur du Nebraska. Un statu quo qui, s’il est confirmé à la fin du mois, provoquera une crise diplomatique de taille.

Il y a trois mois, la commissaire européenne Viviane Reding a tapé du poing sur la table, estimant qu’il n’était  » pas défendable que le gouvernement d’un seul pays ait le contrôle d’un réseau utilisé par des centaines de millions de gens dans le monde entier « . Sans parler de la déclaration de défiance du Brésil, de l’Afrique du Sud ou de l’Inde, qui, à l’occasion des deux éditions (Genève en 2003, puis Tunis en 2005) du Sommet mondial sur la société de l’information, avaient pris de sérieuses distances avec la façon dont était géré Internet. Les Indiens et les Egyptiens, par exemple, ne comprenaient pas pourquoi les extensions en noms de domaine prenaient autant de temps à être adaptées en devanagari (alphabet hindi) et en arabe. Quant aux Russes, qui se sont battus en 2007, pour conserver le .su (Soviet Union), ils ont préféré rester de simples observateurs à l’Icann.

Le ras-le-bol de la communauté internationale s’aggrave à mesure que se répand l’usage du Net sur la planète. En 2012, selon l’institut Forrester Research, les Asiatiques seront deux fois plus nombreux en ligne que les Américains, et, talonnant les Japonais, les Brésiliens s’imposeront comme les quatrièmes utilisateurs du monde. Et ce n’est pas la nomination, le 1er juillet, à la tête de l’Icann, en remplacement de l’Australien Paul Twomey, de Rod Beckstrom, ancien président du Centre national de la cybersécurité américaine, qui va calmer les esprits…

Une crise de gouvernance d’autant plus périlleuse que se profile, dès l’an prochain, une petite révolution avec l’arrivée de nouveaux noms de domaine (voir l’encadré). A la clé, une explosion des coûts :  » Quelque 185 000 dollars de frais de dossier, plus près de 25 000 dollars par année de maintenance, pour chaque nouvelle extension « , chiffre un spécialiste. Autant d’argent qui ira dans les caisses de l’Icann. Dans le cas des .com, la manne se dirige vers des sociétés d’enregistrement, dont le très gourmand VeriSign. Le poids de cette firme californienne au carnet de commandes bien rempli (elle possède la quasi-exclusivité de la distribution des .com) pose lui aussi le problème de la domination américaine du Réseau.

Cela ne décourage pas les projets les plus inattendus, comme le .zulu, auquel tient personnellement le roi coutumier Goodwill Zwelithini kaBhekuzulu.  » Il y a quarante ans, les premiers pas de l’homme sur la Lune nous ont aidés à définir notre vision de notre place dans l’Univers « , s’enflamme Rod Beckstrom, pour qui ces nouveaux noms de domaines  » vont permettre à toute l’humanité de prendre sa place sur Internet « .

13 ordinateurs ultraprotégés dans le monde

Toute ? C’est aller un peu vite en besogne pour Pierre Ouedraogo, chef de projet à l’Institut de la francophonie numérique :  » Comment voulez-vous demander à un pays dont la population est dépourvue d’eau courante de dépenser de tels montants ?  » A cette contrainte financière s’ajoutent des querelles de souveraineté, comme celle qui a vu plusieurs pays se disputer la distribution du .africa. Débordée, l’Icann peine à jouer les pompiers.

Internet, déjà, se fragmente de tous côtés. En effet, pour créer l’architecture du réseau, l’organisme s’appuie sur un dispositif technique constitué de 13 ordinateurs ultraprotégés, dits  » serveurs racines « , installés au Japon (Tokyo), en Europe (Stockholm et Londres), mais pour l’essentiel aux Etats-Unis (notamment le serveur A, qui abrite le mode d’emploi de tous les autres). Ce sont eux les garants de l’intégrité du Net. Or la Chine – pays qui depuis dix-huit mois compte le plus d’internautes au monde – a les moyens techniques de mettre en place une infrastructure parallèle.  » Il est tout à fait possible pour Pékin de créer son propre système d’adressage permettant de bloquer la consultation de ses sites aux internautes extérieurs et celle des sites extérieurs à ses ressortissants « , prévient un spécialiste. S’il se confirme, un tel mouvement constituerait une atteinte à la  » neutralité du réseau « , principe cher au Pr Tim Wu, de Columbia University, et selon lequel tous les contenus doivent être accessibles de manière égale en ligne.

De son côté, la Syrie dénonce, à longueur de communiqués officiels,  » la domination actuelle par un pays de tout ce qui concerne Internet « . Pour Damas, la régulation devrait s’opérer  » à travers six groupes régionaux, sur le modèle de ce qui a été établi en 1967 pour le téléphone « . La Syrie estime judicieux de s’appuyer sur l’UIT, la branche télécoms de l’ONU. Une option balayée d’un revers de la main par Janis Karklins, président du Government Advisory Committee (GAC), un comité consultatif de l’Icann où se retrouvent quelque 90 pays. Pour ce diplomate letton,  » le temps de réaction de l’ONU n’est pas celui d’Internet « . De plus, avancent les partisans du statu quo, il n’est pas souhaitable de créer une nouvelle structure dont rien ne garantit qu’elle serait démocratique.

C’est sans doute pour prévenir une telle critique que Viviane Reding a confirmé au Vif/L’Express l’idée d’un  » G 12 pour la gouvernance d’Internet « , avec deux représentants par continent (trois au total pour l’Asie et l’Océanie), ainsi que le président de l’Icann comme membre non votant. Certains sont plus radicaux. Au c£ur de l’été, le sénateur français Jean-Pierre Masson a de son côté appelé à la création d’un  » second réseau de type Internet « , organisé par le Vieux Continent. Au risque de réitérer l’expérience d’un Minitel, cette fois-ci à l’échelle européenne.

Attention à ne pas tomber, nous aussi, dans un excès de protectionnisme. Ce serait condamner les développements prometteurs du Web mobile ainsi que celui de l' » Internet des objets « , qui, grâce à une puce intégrée, leur permettra de communiquer entre eux. Déjà, une bataille s’est engagée pour savoir où seront situés les ordinateurs centraux de ce futur système.  » Cette fois-ci, l’Europe se bat pour être une région clé « , précise Bernard Benhamou, délégué aux usages de l’Internet au secrétariat d’Etat français au Numérique. Sans consensus mondial, le formidable vecteur d’échanges qu’aura été Internet ne sera plus considéré dans quelques années que comme un heureux accident de l’Histoire.

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guillaume grallet; G. gr.

 » un pays dont la population n’a pas l’eau courante ne va pas payer 185 000 dollars « 

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