La terreur, une vieille connaissance

Des anars  » dynamitards  » du XIXe siècle aux  » fous d’Allah  » en passant par les agents du terrorisme rouge et noir des années de plomb (1980), les poseurs de bombes n’ont jamais vraiment déserté la Belgique.

Ce n’était qu’un répit. Un calme prolongé avant la première tempête. Jusque la seconde moitié du XIXe siècle, la Belgique bourgeoise croit pouvoir dormir sur ses deux oreilles, à l’abri de ces accès de flambée anarchiste et de violence révolutionnaire qui embrasent régulièrement ses voisins continentaux. De Paris à Berlin, de Varsovie à Vienne, le printemps des peuples qui fait frémir l’Europe en 1848 s’est comme par miracle arrêté aux portes de la Belgique.

Sa réputation bien installée de havre de paix et de terre d’accueil pour réprouvés de tous poils parvient aux oreilles de tout ce que le continent peut compter de têtes pensantes de la subversion, qui viennent y chercher refuge. Des poseurs de bombes en cavale y trouvent aussi un point de chute.

Cette colonie aussi remuante qu' » encombrante  » entache l’image de marque d’un Etat qui se veut policé mais qui finit par passer pour un repaire de comploteurs, un sanctuaire de terroristes en puissance. Le passif risque de s’alourdir lorsqu’au printemps 1871, la répression dans le sang de la Commune insurrectionnelle de Parispousse des centaines de communards proscrits vers nos frontières. Sous pression, les autorités gouvernementales belges optent pour la tolérance zéro. Le catholique Jules d’Anethan, ministre des Affaires étrangères, donne le ton :  » Le gouvernement belge usera des pouvoirs dont il est armé pour empêcher l’invasion sur le sol belge de gens qui méritent à peine le nom d’homme et qui devraient être mis au ban de toutes les nations civilisées. Ce ne sont pas, d’après nous, des réfugiés politiques […] Le gouvernement ne permettra pas que la Belgique soit déshonorée par la présence de pareils criminels, qui sont la honte de l’humanité « . Guerre aux  » buveurs de sang  » : ils ne passeront pas.

Près de cent attentats politiques en Belgique entre 1874 et 1914

Ce pays d’apparence si paisible ne l’est en réalité pas tant que ça. Il se met à voir un peu partout ces  » chiens fous  » qui s’en prennent aux grands de ce monde et ne reculent pas devant des attentats aveugles à la dynamite, au nom d’une cause anarchiste qui dépasse l’entendement de l’ordre bourgeois.

 » Une psychose de la dynamite, du révolver ou du poignard envahit les esprits « , relate l’historien Luc Keunings, spécialiste de l’histoire des polices belges. Elle n’est qu’en partie fondée : Bruxelles est loin d’être une plaque tournante de l’anarchie. Mais les actes posés par les « dynamitards » frappent les esprits. D’autant qu’ils font couler le sang. Un mort et plusieurs blessés dans le dynamitage du domicile du chef de la police de sûreté à Liège en 1904, deux policiers gantois mortellement abattus par un anarchiste russe en 1909. Et puis, cet attentat manqué par un anarchiste italien, commis sur la personne de Léopold II en 1902.

L’opinion répandue selon laquelle la Belgique aurait été largement préservée des attentats politiques durant les quarante années qui ont précédé 1914 n’a pas résisté à l’analyse d’un historien sorti de la VUB. Au début des années 1980, Alex Fordyn a recensé quelque 96 attentats à caractère politique commis en Belgique entre 1874 et 1914. Quasi autant qu’en France pour la même période (101), nettement plus qu’en Allemagne (23). De quoi battre en brèche bien des idées reçues. A savoir que les attentats n’étaient que sporadiques en Belgique, les hommes politiques et les souverains en étaient les principales victimes ou que ce sont surtout des jeunes qui les commettaient. L’âge moyen de 118 auteurs d’attentats identifiés par l’historien était de 30 ans.

Le terrorisme anarchiste finit par jeter l’éponge peu après 1900. Sa violence n’a fait que l’éloigner de cette classe ouvrière que les anars  » rêvaient  » de libérer de ses chaînes pour la faire entrer dans une société plus juste et plus libre. L’Etat bourgeois est sorti vainqueur de la lutte, son appareil répressif renforcé.

Bien plus tard, c’est un roi des Belges hautement controversé qui remet le feu aux poudres. Léopold III, le retour… Avant même qu’il ne foule le sol belge le 22 juillet 1950, le souverain maintenu cinq ans à l’écart du pays pour son attitude ambiguë sous l’Occupation allemande, déclenche une vague d’actions violentes dans une Wallonie portée à ébullition. La Résistance n’a pas perdu ses réflexes. La Sûreté de l’Etat compte les coups au cours de la semaine qui suit le royal retour au bercail : 136 attentats, dont 59 à l’explosif contre des voies ferrées (55), des immeubles (3), un pylône à haute tension. Terrorisme ? La notion se discute, autant que la nature des sabotages et des assassinats de collabos commis par la Résistance durant la guerre. Pour l’occupant allemand, cela ne faisait pas un pli : actes terroristes.

L’antisémitisme, poison du terrorisme à partir des années 1970

La poudrière du Proche-Orient s’exporte aussi dans nos régions à partir de la fin des années 1960. L’antisémitisme s’y manifeste de sanglante façon. Avec son cortège de victimes.

Attentat à la grenade contre les bureaux bruxellois de la compagnie aérienne israélienne El Al en 1969 : deux employés blessés. Un fonctionnaire de l’ambassade d’Israël à Bruxelles, grièvement atteint de trois balles de révolver en plein centre de la capitale, en 1972. Anvers, juillet 1980, jet de grenades sur un groupe d’une soixantaine d’enfants juifs occupés à monter dans un car pour partir en vacances : un Français de 15 ans tué, une quinzaine d’enfants blessés et deux membres du Fatah, le  » Mouvement de libération de la Palestine  » arrêtés. Un an plus tôt, l’aéroport de Zaventem a subi sa première attaque terroriste : le lundi de Pâques 1979, trois terroristes palestiniens balancent par-dessus une passerelle des grenades sur des passagers occupés à débarquer d’un vol El Al en provenance d’Israël. Douze d’entre eux sont blessés.

Le conflit israélo-palestinien n’en finit pas de s’inscrire en lettres de sang. Attentat à la voiture piégée le 20 octobre 1981 près d’une synagogue anversoise, là où vit une communauté juive active dans le secteur du diamant : deux morts à déplorer. Moins de cinq mois plus tôt, c’est le représentant de l’OLP en Belgique, Naïm Khader, qui était abattu devant son domicile d’Ixelles. Un an plus tard, un homme arrose au pistolet-mitrailleur l’entrée de la grande synagogue de Bruxelles : on relève quatre blessés.

CCC,  » tueurs fous  » du Brabant wallon : la Belgique en pleine tourmente

Mais la spirale devient infernale dans les années 1980. Elles y gagnent le sinistre qualificatif d’années de plomb. La Belgique déguste. Elle découvre alors un énième visage de l’action violente, celui de l’extrême gauche, qu’elle avait jusqu’alors vue à l’oeuvre en Allemagne avec la Rote Armee Fraktion ou en Italie avec les Brigades rouges. De mystérieuses  » Cellules communistes combattantes  » se mettent à frapper. A frapper fort et à cadences effrénées. Premier plasticage, le 2 octobre 1984, au siège de l’entreprise américaine Litton, à Evere. C’est le coup d’envoi d’une affolante série d’attentats qui secouent le pays de semaine en semaine, au gré de campagnes qui prennent pour cibles des symboles du système capitaliste, de l’impérialisme américain et de l’Etat belge. Dans le collimateur des CCC : des sociétés impliquées dans la production de matériel militaire, les sièges du PRL et du CVP, deux partis qui font partie du gouvernement Martens V, des banques, des infrastructures militaires belges. Et puis, ce coup fumant, accompli en décembre 1984 : une opération de grande envergure contre les oléoducs de l’Otan qui traversent la Wallonie.

La facilité avec laquelle ces actes sont commis et leurs auteurs peuvent s’évanouir dans la nature déconcertent. Au total, 28 attentats seront perpétrés entre 1984 et 1985. La population s’interroge sur l’incapacité de mettre la main sur les membres d’une organisation qui tient le pays et ses forces de sécurité en haleine. Mais qui, jusqu’alors, n’a pas de sang sur les mains.

Les  » tueurs fous  » du Brabant wallon n’ont pas ces scrupules. C’est une volonté délibérée de tuer qui les anime, à la même époque. Des carnages à répétition. Avec pour scènes de crime de prédilection : des supermarchés aux heures de grande affluence, dans le Brabant wallon surtout, plus rarement en Flandre, dans le Hainaut ou le Namurois. 28 morts et 22 blessés au cours d’une mortelle randonnée entamée en 1982 et qui s’interrompt sans explication le 9 novembre 1985, par un bain de sang au Delhaize d’Alost (8 morts, 9 blessés).

Du terrorisme d’extrême droite inspiré par une volonté de déstabiliser l’Etat et de le pousser vers un régime autoritaire ? Le mystère reste entier à ce jour et les  » tueurs fous  » courent toujours. Les CCC de l’extrême gauche n’ont pas eu ce triste privilège : la folle campagne de Pierre Carette, Bertrand Sassoye, Didier Chevolet et Pascale Vandegeerde est interrompue dans un fast-food voisin de la gare de Namur, le 16 décembre 1985. La cote d’alerte avait été dépassée huit mois plus tôt, à partir du moment où il y a eu mort d’homme. Le 1er mai 1985, deux pompiers du Siamu de Bruxelles sont tués lors de l’explosion d’une camionnette piégée placée par les CCC devant le siège de la fédération patronale, la FEB, rue des Sols à Bruxelles. Habitués à préparer minutieusement leurs attentats pour éviter qu’ils ne virent au drame, les membres des CCC ont beau accuser la gendarmerie d’être à l’origine de dysfonctionnements fatals aux deux pompiers. Ils sont inaudibles.

1985 est une année noire. Le 6 décembre, un étudiant en droit est tué dans un attentat à la bombe commis au palais de justice de Liègepar un ex-avocat radié du barreau, Jean-Michel Systermans.

Les Cellules communistes combattantes sous les verrous, les  » tueurs fous  » du Brabant volatilisés, la Belgique se prend à respirer. Le terrorisme semble prendre le large. En réalité, il n’est jamais loin. Est-ce lui qui frappe un jour d’octobre 1989 le docteur Wybran, président du Comité de coordination des organisations juives de Belgique, abattu sur le parking de l’hôpital Erasme à Bruxelles ? Mystère. L’affaire reste non élucidée aux yeux de la justice belge, en dépit des aveux du Belgo-Marocain islamiste Abdelkader Belliraj mais obtenus dans des circonstances controversées. Les synagogues restent sous menace permanente. Comme celle de Charleroi, mitraillée au printemps 2002, puis victime d’une tentative d’attentat à la voiture piégée à l’été 2003.

Trente ans d’un calme précaire. Avant que le fléau ne resurgisse et ne s’abatte à Bruxelles sur le Musée juif de Belgique, le 24 mai 2014. Un employé belge, une bénévole française et deux touristes israéliens sont abattues. Moins de deux ans plus tard, le sommet dans l’horreur est atteint.

A lire : Des polices si tranquilles. Une histoire de l’appareil policier en Belgique au XIXe siècle, par Luc Keunings, éd. UCL, 2009.

Het wetenschappelijk onderzoek van politieke aanslagen, par Alex Fordyn, Université de Gand, 1981.

Par Pierre Havaux

 » Une psychose de la dynamite, du révolver ou du poignard envahit les esprits  »

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