La splendeur des Abbassides

Les vainqueurs des Omeyyades portent la civilisation arabe à son zénith. Après les conquêtes, voici le temps des merveilles. Du faste des califes au rayonnement des savants.

R etour aux sources, retour à Muhammad, par l’intermédiaire de son oncle Abbas. Avec l’arrivée de ses descendants au pouvoir, les Abbassides, l’empire musulman va connaître son âge d’or. Il n’a jamais été aussi vaste, des rives de l’Indus (Pakistan) à l’Asie centrale, jusqu’aux marges des Pyrénées. Un siècle de conquête a passé, plus politique et militaire que religieuse.  » On a souvent parlé de « révolution abbasside » pour caractériser le début des années 750, mais il faut entendre le terme dans son acception étymologique arabe : dawla, à savoir « tourner », explique Françoise Micheau, professeur d’histoire médiévale des pays d’Islam à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris I). Un sens astronomique, comme lorsqu’un astre fait sa révolution.  » L’empire ne connaît pas de bouleversement majeur et, pour une fois, n’a pas à réprimander de courant autonomiste. Le premier geste du souverain est de se chercher une nouvelle capitale. Oubliée Damas, c’est Bagdad (voir page 78) qui va devenir, selon l’expression de l’écrivain belge René Kalisky,  » la maîtresse du monde, le joyau de l’univers « . Avant cela, le premier des Abbassides, Al-Saffah, qui règne entre 750 et 754, erre en Irak, d’abord à Koufa, avant de fonder Hashmiya. Le choix de ce pays n’a rien d’anodin : l’empire musulman  » se tourne  » ou déplace définitivement son centre de gravité du côté de l’Orient. La création de Bagdad revient au calife suivant, Al-Mansour. A l’image de sa ville et de son somptueux centre palatial, il met en place un mode de gouvernement ultra- centralisé. Toutes les structures administratives se trouvent renforcées, avec, à leur tête, un vizir, qui, tel un Premier ministre, s’occupe de gérer les affaires courantes, aidé par des diwan (ministères) et des scribes.

 » Le calife se contente de procéder aux nominations les plus importantes, notamment celles des gouverneurs « , poursuit Françoise Micheau. Mais, alors que, sous les Omeyyades, ces derniers faisaient encore partie des proches, maintenant, ils seront choisis à l’extérieur de la famille. Peu à peu, les rapports au pouvoir changent et s’instaure un système clientéliste. Conséquence : l’emprise du calife sur les provinces les plus éloignées devient plus lâche et nombre d’entre elles finissent par faire sécession – Cordoue en Andalousie (756), Tahert (Algérie) ou encore Fès (Maroc).  » L’émergence de ces « Etats-régions » autonomes est fondamentale dans le monde musulman, poursuit la chercheuse. Ils sont à l’origine des grands pays arabes d’aujourd’hui. « 

Les Arabes se réapproprient le patrimoine grec

Reste qu’au Xe siècle l’Occident musulman échappe aux Abbassides, dont le pouvoir réel se concentre désormais dans une zone restreinte, qui comprend l’Iran, l’Irak, la Syrie et l’Egypte. On assiste non à une  » déliquescence « , mais à un  » resserrement  » de l’empire. L’islamisation passe désormais par la culture, qui  » se diversifie et s’enrichit grâce à de multiples influences orientales « , reprend Françoise Micheau. La Bagdad des Mille et Une Nuits brille comme un phare, avec une vie de cour fastueuse. Côté architecture, les merveilles abondent, notamment en Irak, à Samarra, qui, dès 836, remplace Bagdad comme capitale : une superficie de 30 kilomètres carrés pour 1 million d’habitants, avec, selon la légende, quelque 18 palais richement décorés de marbre et de stuc, finement sculptés et annonçant les fameuses arabesques ! Et des mosquées à profusion, dont la plus vaste jamais construite, celle du calife Al-Moutawakkil, dotée d’un surprenant minaret hélicoïdal, inspiré des ziggourats de l’antique Mésopotamie.

 » Les Abbassides poursuivent l’£uvre littéraire et scientifique amorcée par leurs prédécesseurs, notamment à l’époque du règne d’Al-Mamoun [813-833] « , ajoute Vanessa Van Renterghem, enseignant-chercheur en Islam médiéval. Juste avant lui est créé, vers 800, à Bagdad, la Bayt al-Hikma, la maison de la Sagesse, mi-bibliothèque, mi-espace de travail, où des savants poursuivent un long travail de traduction des grands auteurs occidentaux de l’Antiquité.  » Les Arabes se réapproprient notamment le patrimoine grec, qui, considèrent-ils, a été volé par Alexandre aux Perses « , souligne Julien Loiseau, maître de conférences en histoire médiévale à l’université Montpellier III. Littérature, algèbre, mathématiques, astronomie, médecine, astrologie, etc. Aucun domaine ne semble échapper à ces élites éclairées, qui, avant l’heure, développent un véritable esprit encyclopédique ! Au regard de l’histoire du monde, la civilisation arabo-musulmane constitue, selon les termes du philosophe Michel Serres,  » un relais précieux entre la science antique et la Renaissance européenne « .

Le délitement intérieur a retiré aux califes leur légitimité

Ce rayonnement intellectuel se prolonge jusqu’au Xe siècle, période singulière, marquée par un émiettement territorial de l’empire, alors que se poursuivent encore quelques phases d’expansion lointaine, notamment au nord de la péninsule indienne.  » Elles sont le fait des pouvoirs locaux, des gouverneurs, qui s’affranchissent du pouvoir central, frappant leur propre monnaie, levant l’impôt et ayant quelques velléités guerrières « , explique Vanessa Van Renterghem.

Surtout, les derniers califes abbassides n’ont pas vu le délitement intérieur, qui, peu à peu, leur a retiré leur légitimité : en matière religieuse, ils ont encouragé le pouvoir des savants, rédacteurs du corpus religieux, canonisant la parole du prophète au point, à leur insu, d’en devenir les dépositaires. Côté militaire, la stratégie consistant à faire appel à du  » sang neuf « , au détriment de leur entourage, à des postes clés, a fini par se retourner contre eux. Des factions au sein de l’armée se forment dès les années 860, qui prennent peu à peu le pouvoir politique et administratif. Esseulés, les califes abbassides ne règnent plus que sur l’Irak et vont finir par se faire supplanter par une nouvelle dynastie, les Bouyides (945-1055), puis par celle des Seldjoukides (jusqu’au milieu du XIIIe siècle). A chaque fois, ils sont un peu plus dépossédés, mais ils ne disparaissent pas, devenant des souverains fantoches. En 1258, Bagdad est prise par les Mongols, qui supplantent les musulmans et massacrent les Abassides. Un seul en réchappe et trouve refuge en Egypte.  » Dans l’histoire des Arabes, cette date marque la fin effective du califat « , conclut Julien Loiseau. La fin d’un empire peut-être, mais pas celle d’une religion à vocation universelle.

B. D. C.

Littérature, algèbre, astronomie… aucun domaine n’échappe à ces élites éclairées

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