La santé pour tous, à quel prix ?

Il coûte des milliards. Est-il bien géré ? Le système des soins de santé n’est pas épargné par la crise, mais il se soigne. Sur son avenir, les partis politiques se taisent : le sujet est sensible. Comment y voir clair ?

On est content de n’avoir pas été en face de la ministre lorsqu’elle a signé ce communiqué qui dégouline de colère.  » Une fois de plus, le professeur Annemans sort de sa tour d’ivoire pour nous délivrer sa bonne parole. Sans se rendre compte que, pendant qu’il écrivait son livre qui prédit l’apocalypse, le monde des soins de santé a évolué.  » C’est peu dire que Laurette Onkelinx, ministre fédérale de la Santé publique, en a avalé son café de travers en découvrant, il y a quelques jours, dans la presse, les prédictions calamiteuses de Lieven Annemans, économiste de la santé à l’UGent et à la VUB. Selon lui, la croissance du budget soins de santé est intenable. Il faut donc, d’urgence martèle-t-il, y réaliser des économies.  » On ne l’a pas attendu pour s’y atteler, réplique-t-on chez Laurette Onkelinx. Il y en a qui travaillent à mettre en place des solutions pour assurer une pérennité et une viabilité financière à notre système de soins de santé.  »

Et vlan ! On a bien compris que le sujet, en plus d’être complexe, est délicat à quelques encablures des élections. Car il concerne tout le monde. Et il clive durement le monde politique, entre ceux qui misent d’abord sur la solidarité et sont prêts à en payer le prix, et ceux qui visent d’abord l’efficience économique et sont prêts à en assumer les éventuels dégâts collatéraux.  » Nous sommes dans un contexte de contraintes budgétaires strictes, rappelle Bernard Lange, chef de cabinet adjoint au ministère de la Santé publique. La question est de savoir si ceux qui prônent des réformes les veulent parce qu’elles se justifient ou pour justifier des économies. Mais nous sommes tous d’accord pour dire qu’il faut plus d’efficience dans les soins de santé.  »

Curieusement, alors que l’enjeu est de taille, aucun parti ne fait campagne sur ce thème.  » Sur le front politique, deux choses me font peur, soupire un ténor de l’assurance maladie-invalidité : ceux qui prônent un démantèlement du système fédéral et ceux qui pensent qu’en réduisant l’enveloppe de la sécu, on ne touchera pas à la protection des gens.  » Le sujet est d’autant plus d’actualité qu’à partir de 2015, une partie des compétences en soins de santé (maisons de repos, santé mentale…) seront transférées aux Régions et Communautés. Celles-ci ne recevront toutefois du fédéral que 82 % des montants actuels, le pari étant qu’en gérant elles-mêmes ces matières, elles profiteront de gains d’efficacité. Il est vrai, par exemple, qu’en Wallonie, les plus âgés restent davantage à domicile alors qu’en Flandre, ils sont plus nombreux à partir en maison de repos. Ce qui génère des coûts différents pour la sécurité sociale. Mais ils sont nombreux à frissonner à la perspective de ce transfert de compétences, craignant que le sud du pays, moins opulent, ne puisse financer comme il se doit la politique de santé qui s’impose.  » Le vrai danger pour l’avenir, il est là « , insiste Alain Thirion, secrétaire général faisant fonction des Mutualités socialistes.

 » On ne va pas au clash  »

Mais alors comment le citoyen qui cherche à savoir de quelle manière il sera protégé par son assurance maladie-invalidité de base peut-il y voir clair ? Vite, quelques chiffres qui ne prêtent pas le flanc à l’interprétation. Les dépenses de santé représentent aujourd’hui 37 milliards d’euros, soit, à la grosse louche, 10,5 % du PIB belge (Produit intérieur brut, c’est-à-dire le total de la richesse générée annuellement par le pays).

Chaque année, le budget des soins de santé augmente, entre des rails fixés par une norme de croissance. Cette marge était de 4,5 % entre 2005 et 2012, elle est désormais de 3 % (hors inflation). C’est, clairement, le fruit d’un accord politique. Il arrive que le budget ne soit pas entièrement réalisé, ce qui permet au secteur des soins de santé de dégager des marges qui retournent à la gestion globale de la sécurité sociale. Outre cette sous-consommation du budget, 1 milliard d’économies a été enregistré dans ce secteur ces trois dernières années.  » On n’arrête pas de dire qu’on va au clash, mais on n’y va pas, relève Michel Jadot, le président des Mutualités socialistes. On s’adapte, sans cesse.  »

En consacrant environ 10,5 % de son PIB aux soins de santé, la Belgique se classe dans la moyenne des autres pays européens (voir tableau en p.40). Il ne faut donc pas crier au loup ni considérer que la Belgique est trop dépensière sur ce plan. En termes de perception, le Belge est globalement satisfait de son système de soins de santé. Il est, il est vrai, toujours libre de choisir son médecin, son hôpital, son pharmacien et il n’y a pas de liste d’attente pour soigner les cas urgents.

Sur ces 37 milliards d’euros consacrés aux soins de santé, les trois quarts environ (75,9 %) sont payés par l’Etat, via l’assurance maladie-invalidité obligatoire. Le solde, soit 24,1 % ou 9,4 milliards d’euros, est à charge du patient lui-même ou d’assurances complémentaires, privées ou mutualistes (pour 5 % seulement), qu’il a décidé de contracter.  » Depuis 2000, la part privée des dépenses de soins de santé n’a pas augmenté « , rappelle Alain Thirion.

Tous ces milliards permettent-ils de couvrir efficacement les patients, quels que soient leurs problèmes de santé ? Ces dix dernières années, l’accès aux soins s’est considérablement amélioré : 99 % des Belges sont couverts par l’assurance maladie-invalidité obligatoire. Un effort particulier a été réalisé vis-à-vis des plus fragiles et de certaines catégories de malades. Ainsi, 16,5 % des Belges profitent aujourd’hui du statut BIM (bénéficiaire d’une intervention majorée), c’est-à-dire que le coût des soins de santé à leur charge est réduit. Ils n’étaient que 14,4 % en 2008. Les malades chroniques et les travailleurs indépendants sont également mieux protégés qu’auparavant.

Un Wallon sur cinq

Ces dernières années, le coût d’une série de postes possiblement cruels pour le portefeuille des patients a été revu à la baisse, comme le prix d’un séjour à l’hôpital dans une chambre à deux lits (- 30 % depuis 2009) ou le prix moyen des médicaments remboursés (- 15 %). Les soins dentaires préventifs sont désormais gratuits pour les moins de 18 ans.

Malgré ces différentes mesures, nombre de Belges en situation financière difficile reportent ou renoncent à des soins nécessaires : l’an dernier, c’était le cas d’un Wallon sur cinq, selon une enquête réalisée par Solidaris, la mutualité socialiste. Le paradoxe est que certains Belges qui ont droit à des paiements réduits pour leurs soins de santé n’en profitent pas, soit par manque d’informations, soit parce qu’ils ont peur du milieu médical. A partir de 2015, les mutuelles devraient toutefois pouvoir les repérer automatiquement, grâce aux données que leur transmettront le fisc et l’Inami, afin qu’ils en bénéficient réellement.

Quant aux autres patients, ils doivent payer eux-mêmes des dépenses de santé de première nécessité, entre autres les soins dentaires pour les adultes, l’achat de lunettes, le suivi de psychothérapies et le séjour en maison de repos.

Tout n’est donc pas parfait sous les latitudes belges. Nul ne dit d’ailleurs le contraire. Mais la faible croissance économique actuelle ne permet pas de promettre la lune, ni d’étendre la couverture de l’assurance maladie obligatoire.  » Il faut rester zen, être clair sur les choix politiques et les objectifs à atteindre « , résume le Dr. Ri De Ridder, directeur général du Service des soins de santé de l’Inami (Institut national d’assurance maladie-invalidité).

La vigilance est de mise : la part que le budget des prestations en soins de santé représente dans le PIB ne cesse de croître, passant de 4,3 à 6,9 % entre 1990 et 2013. Ces dernières années, la norme de croissance des dépenses en soins de santé était supérieure à la croissance du PIB. Ce qui n’est pas anormal dans une société qui vieillit.  » L’augmentation des dépenses en soins de santé est inéluctable et même souhaitable parce qu’elle va de pair avec l’allongement de la durée de la vie et l’amélioration de sa qualité, estime Michel Jadot. Certains ont une approche purement économique de cette réalité. Or, sur un sujet comme celui-là, on doit avoir une analyse plus large.  » Mais si on maintient le système en l’état, des difficultés de financement sont à prévoir. Même si, selon le Bureau du Plan, l’investissement en soins de santé a également un impact positif sur l’économie du pays.  » Je ne pense pas que l’on pourra conserver une marge de croissance de 3 % en soins de santé vu les contraintes budgétaires actuelles « , déclare Jean Hermesse, le secrétaire général des Mutualités chrétiennes.

Sans doute. Mais il faut quand même réajuster l’offre. Quelles sont les pistes possibles ? En 2014, quelque 130 millions d’euros devraient être économisés dans le secteur. Sont notamment visés l’imagerie médicale, les hôpitaux, qui pourraient, à partir de 2015, être financés au forfait et non plus à l’acte pour éviter les abus, et les médicaments.  » Les firmes pharmaceutiques qui souhaitent un remboursement pour l’un de leurs médicaments nous les proposent à un certain prix. Mais on ne sait pas comment ce prix est calculé, déplore Bernard Lange. Sur ce point, il faudrait davantage de transparence.  » En Belgique, 16 % du budget des soins de santé partent dans les produits pharmaceutiques alors que le seuil des 10 % n’est pas franchi aux Pays-Bas ou au Danemark. Mais le secteur pharmaceutique est puissant, et l’est d’autant plus qu’il occupe 32 000 personnes.

Une enquête nationale sur les priorités

D’autres pistes d’économies sont soulevées : le nombre d’hôpitaux recensés en Belgique pose ainsi question. Rien qu’à Bruxelles, on en trouve 10.  » Ici, on compte 4,3 lits d’hôpital pour 1 000 habitants, contre 2,5 aux Pays-Bas « , calcule Jean Hermesse. Or, notre population, vieillissante, a plus besoin de soins chroniques que de soins aigus en hôpital.  » Il faudrait donc adapter l’offre.

Et, idéalement, centraliser aussi les données médicales des patients pour rationaliser les traitements. Car les médecins, qui souhaitent se prémunir contre d’éventuels recours en justice de patients mécontents, ont parfois tendance à multiplier les analyses en tout genre…

Faut-il, en allant plus loin, s’interroger, comme le prônent certains économistes, sur le remboursement d’un traitement ou d’un médicament en fonction de la prolongation de vie qu’il garantit au patient qui y a recours ? C’est une donnée qui est déjà prise en compte. Le Parlement vient d’adopter une loi qui prévoit d’évaluer la plus-value d’un nouveau médicament en termes de QALY (Quality Adjusted Life Year), c’est-à-dire en analysant son efficacité réelle, ses effets secondaires et ses effets à long terme. Le KCE (Centre fédéral d’expertise des soins de santé) vient par ailleurs de lancer une enquête nationale, auprès de 20 000 personnes, pour savoir à quels traitements médicaux, selon elles, les autorités doivent donner la priorité. Une première en Europe, dont les résultats seront connus en novembre prochain.

On le voit, il faut, sans cesse, remettre sur le métier l’ouvrage afin de maintenir un système de soins de santé performant et accessible. Malgré le vieillissement annoncé de la population. Ce n’est d’ailleurs pas le vieillissement qui fait le plus augmenter le budget des soins de santé. Mais bien davantage l’augmentation du nombre de Belges, le coût des nouvelles technologies médicales et le prix des médicaments.  » Ce qui serait problématique, avance le Dr. Ri De Ridder, c’est que les dépenses totales en soins de santé augmentent sans que l’assurance maladie-invalidité obligatoire suive. Car ce sont les assurances privées, que tout le monde ne peut pas se payer, qui prendraient le relais.  » On risque alors d’aller vers le règne de la débrouille, y compris dans le secteur de l’accueil des plus âgés. Certains sites Internet proposent déjà  » une Bulgare à demeure « , 24h/24, pour veiller sur eux. Dont coût : 1 800 euros par personne et 2 200 euros pour un couple…

A Bruxelles, un quart des places en maisons de repos sont occupées par des seniors valides qui ne restent pas chez eux pour des questions de sentiment d’insécurité et de solitude.  » Ils y resteraient s’ils avaient suffisamment de liens qui les rassurent « , affirme Jean Hermesse. Une politique de soins de santé bien pensée passe donc aussi par un investissement dans des projets d’urbanisme et d’aménagement du territoire qui renforcent les liens locaux, via des habitats intergénérationnels et des lieux de rencontres dans les quartiers. Vaste programme pour une branche de la sécu qui n’en demandait pas tant…

Par Laurence van Ruymbeke

 » En Belgique, on compte 4,3 lits d’hôpital pour 1000 habitants, contre 2,5 aux Pays-Bas  »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire