La salive pour noyer le goût du sang

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Tant de chamailleries, de menaces, d’invectives par-dessus la frontière linguistique, pour finalement si peu de haine. Le prodige a jusqu’ici évité que Flamands et francophones ne vident leurs querelles dans le sang. Il pourrait même offrir au pays une scission de velours. Gare : le risque zéro n’existe pas.

Des plaques de rue et poteaux de circulation tagués, la signalétique culturelle endommagée, un drapeau belge démâté et volé, une toiture de maison communale vandalisée. Inscriptions en français ou signes ostensibles d’une Belgique encore unie ont tendance à souffrir en périphérie bruxelloise, par les temps qui courent. Le  » crime  » paraît signé : l’£uvre de  » commandos flamingants séparatistes venus d’ailleurs « , s’indignent les majorités communales francophones. Emoi. Mais triste routine. Effacer les noms de localités libellés dans la langue  » de l’autre  » est une spécialité bien belge dans les communes à facilités linguistiques. Et très courue en période de surchauffe communautaire. Au final, rien que du très bête, sans être fondamentalement méchant. Et surtout, rien de sanglant. Mauvaise surprise tout de même, lorsque des armes à feu ont été retrouvées aux domiciles de deux activistes du groupe nationaliste flamand Voorpost, interpellés pour vandalisme communautaire à Wezembeek-Oppem.

Cette relative quiétude dans ce monde de brutes finirait par étonner, alors que le décor planté n’incite pas vraiment à adoucir les m£urs. Avec ses deux camps qui se font face, ces Flamands et francophones occupés à se regarder en chiens de faïence, comme prêts à en découdre. Prisonniers d’un contentieux qui remonte à la naissance d’un Etat belge outrageusement francophone à ses origines. Depuis, les motifs de se quereller se sont accumulés : le différend est aussi devenu une affaire de gros sous entre un Nord prospère et un Sud moins nanti. Fâcheuse coïncidence  » entre un clivage ethnolinguistique et un clivage socio-économique « , diagnostique Benoît Rihoux. Ce politologue de l’UCL, qui a comparé onze conflits communautaires en Europe, des plus violents aux plus pacifiques, y décèle un  » facteur potentiel d’escalade « .

La confrontation chemine aussi dans les esprits.  » Wallon paresseux et profiteur « ,  » Flamand arrogant et égoïste « . L’insulte peut virer à la menace de mort : en périphérie bruxelloise, les mandataires politiques en savent quelque chose.  » Vous n’avez pas idée des mails de haine francophones que je reçois. J’ai reçu un e-mail d’un francophone qui veut me tirer une balle dans la tête « , affirmait récemment le ministre N-VA de l’Intérieur, Geert Bourgeois. Même la présidente du CD&V, Marianne Thyssen (CD&V), au profil modéré de possible première femme Premier ministre, n’est pas épargnée par de telles intimidations.

Bigre… Flamands et francophones finiraient-ils un jour par passer à l’acte et en venir aux mains ? Le risque n’est pas à écarter.  » On ne se rend pas assez compte qu’il s’agit d’un conflit ethnique. La population ne le ressent pas parce que les conflits linguistiques sont toujours résolus pacifiquement. C’est d’ailleurs très exceptionnel dans des conflits de nationalités « , relève l’historien Herman Van Goethem, de l’université d’Anvers. La chose s’est dramatiquement vérifiée en Irlande du Nord, en ex-Yougoslavie. Rien de tel sous nos latitudes : la Belgique n’est pas à feu et à sang. Pas de combats de rue à Bruxelles. Pas de Casques bleus pour s’interposer sur la frontière linguistique. Un royaume se dispute, se divise, semble s’évaporer, mais avec une très grande correction. Cela ne fait pas pour autant des Belges une race bénie d’enfants de ch£ur parfaitement inoffensifs. L’interminable différend communautaire a connu ses flambées de violence, collectionné plaies et bosses. Le  » Walen buiten  » scandé lors de la scission de l’université de Louvain en 1968, a jeté dans la rue des milliers de gens qui ont parfois fait le coup de poing. Bruxelles dans les années 1960 a vécu sous la pression de grandes marches flamandes qui n’étaient pas forcément des promenades de santé. A la charnière des années 1970 et 1980, manifestants wallons et milices flamingantes se sont copieusement rudoyés dans la campagne fouronnaise, à coups de gourdins et de barres de fer, on y a même échangé des coups de feu et frôlé le drame. Sans parler de la  » question royale « , ouverte en 1950 par le retour controversé en Belgique de Léopold III, qui a conduit le pays au bord de la guerre civile entre Nord et Sud : il y a eu mort d’hommes.

Dans l’oeil du cyclone communautaire, l’arrondissement de BHV rompt avec cette tradition. Le contentieux du jour a le mérite de ne guère se prêter au déchaînement des passions :  » Vu d’Anvers ou de Liège, ce conflit paraît abstrait. Alors que le dossier fouronnais était fortement personnalisé par José Happart, les trois bourgmestres francophones non nommés de la périphérie bruxelloise sont très peu connus du public « , avance le politologue de l’université d’Anvers Stefaan Walgrave, spécialiste des mouvements contestataires. Cette fois, point d’expulsion fracassante d’une université séculaire qui fasse monter aux barricades ; point de résistance acharnée d’un village wallon déraciné en Flandre pour remuer les tripes.  » BHV est dénué de cette dimension émotionnelle qui est une des composantes du nationalisme, aux côtés du pouvoir et de l’argent « , reprend Herman Van Goethem. Mais surtout, le pays réel reste zen parce qu’un faisceau d’éléments ont jusqu’ici évité à la Belgique de basculer dans la violence généralisée.

Le compromis dans le sang. On ne réalise plus ce bonheur que le monde nous envie. Cet art de la négociation et du compromis, devenu une seconde nature, qui a inspiré à l’ancien Premier ministre CD&V Mark Eyskens la jolie formule :  » Dans notre pays, le sang n’a jamais coulé pour des motifs communautaires. La salive, d’autant plus.  » Cette formidable capacité d’accommodement a toujours su désamorcer à temps une charge explosive pourtant bien réelle.  » Deux tiers des cas de violence dans le monde sont liés à ce qu’on appelle une réaction de  » fils du terroir  » : des gens qui se sentent envahis et minorisés sur leur propre territoire. Mais en Belgique, on a eu l’intelligence d’introduire le principe de territorialité linguistique dans les années 1930, puis les mécanismes de protection des minorités « , explique le professeur de l’UCL et philosophe Philippe Van Parijs. Au plus fort de la tourmente, les institutions ont toujours été ajustées avant qu’il ne soit trop tard. A coups de compromis, souvent arrachés au bout d’une chute gouvernementale ou de nouvelles élections. Mais jamais au prix d’un bain de sang. Rien ne laisse présager, dans la crise actuelle, que cette formule qui gagne ait atteint ses limites, commente Benoît Rihoux.

Les pragmatiques au pouvoir. Les formations  » pragmatiques  » ont toujours su garder le dessus sur les factions plus radicales et éviter ainsi les voies aventureuses. Les élites politiques belges ont aussi eu cette sagesse de ne plus se hasarder à des initiatives aux effets potentiellement dévastateurs. Comme une consultation populaire d’envergure nationale : le seul exercice de ce genre, organisé en 1950 à propos du retour de Léopold III, en étalant au grand jour le divorce entre le Nord et le Sud, a durablement traumatisé le pays.

Le peuple démobilisé. Cette Belgique sans cesse remise sur le métier, par le côté presque banal de la chose, finit par fonctionner comme une soupape de sécurité.  » A partir du moment où l’Etat belge commence à se fédéraliser, nombre de conflits persistants ne correspondent plus au top des priorités des citoyens. A partir de la fin des années 1970, le conflit communautaire n’engendre plus de mobilisation collective « , souligne Benoît Rihoux. Le pic conflictuel perd de son intensité. Les grands rassemblements à vocation communautaire, tel le pèlerinage de l’Yser, n’ameutent plus la foule. Ou perdent de leur souffle flamingant, comme la course cycliste du  » Gordel  » autour de la Région bruxelloise. Les milices flamandes de l’acabit du VMO ou du Voorpost cessent de réellement sévir.

Tout se passe comme si le peuple avait sa dose. Comme si Flamands et francophones devenaient moins disposés à se soulever ou à s’enflammer pour des causes qui leur échappent.  » Flandre et Wallonie deviennent des Etats en formation, à l’autonomie déjà très large « , relève Herman Van Goethem. Seule s’agite encore la classe politique. Par calcul, avant tout.  » Les élites politiques des deux bords instrumentalisent ces conflits communautaires. Les leaders régionaux le font dans leur communication politique, dans le but de renforcer leur propre légitimité « , relève Rihoux. Cela laisse le commun des mortels globalement démobilisé. Pas de haines séculaires. Inutile de chercher à ranimer les ardeurs guerrières en exhumant une éclatante victoire jadis remportée les armes à la main sur l’autre camp. Ou en puisant dans une humiliante défaite de quoi susciter un appétit de revanche. Wallons et Flamands n’ont pas de  » batailles historiques  » à se lancer à la figure pour se défier. Chypre ou le Kosovo en ont été les victimes :  » Ces conflits nettement plus violents démontrent que la présence de précédents historiques violents facilite l’usage de la violence armée « , a pu constater Benoît Rihoux. Le contentieux belgo-belge n’a rien non plus d’une guerre de religion. On ne s’étripe pas entre catholiques et protestants, entre musulmans et chrétiens. Prudence, estime néanmoins l’historien Herman Van Goethem : la langue est chez nous ce que la religion est en Irlande ou en ex-Yougoslavie. Un élément émotionnel qui peut conduire à des comportements irrationnels.

Les radicaux dans l’arène parlementaire. Vlaams Belang, N-VA, Lijst Dedecker en Flandre. FDF côté francophone. La scène politique ne manque pas d’acteurs pour titiller les pulsions des foules. Ce que Benoît Rihoux appelle  » des entrepreneurs politiques identitaires qui ont intérêt à radicaliser le conflit « . Aubaine : toutes ces formations portent leur combat dans les assemblées parlementaires. Elles le doivent au mode de scrutin proportionnel, souvent décrié pour un manque d’efficacité. Mais qui a ce mérite de ne pas maintenir les fractions politiques radicales dans une dangereuse marginalité.  » Il est crucial de maintenir le jeu politique ouvert. Abandonner le scrutin proportionnel, c’est exclure l’accès aux institutions politiques de leaders et de groupes qui se radicaliseront, dans leurs discours mais aussi dans leur mode d’action. Ce serait ouvrir une porte à la violence « , assure Benoît Rihoux. Stefaan Walgrave abonde :  » En se politisant, en empruntant la voie parlementaire, le Mouvement flamand n’a plus eu besoin d’action collective pour mettre ses thèmes à l’agenda. La violence est toujours l’ultime moyen. Y recourir comporte un risque énorme et contre-productif, quand on fait partie du paysage institutionnel.  » Et que l’on caresse l’espoir de jouer dans la cour des grands. Si protestataires ou extrêmes soient-elles, ces formations politiques jouent correctement le jeu parlementaire. Leurs députés se comportent en élus civilisés. Les assemblées belges n’ont jamais été le théâtre de scènes de pugilat ni de batailles d’£ufs. Cela s’est récemment vu au parlement ukrainien.

Uneprospérité apaisante. Le constat tient parfois du prodige. Au travers des turbulences communautaires, le pays fonctionne. Ses institutions assurent un niveau de vie globalement élevé. Offrent une protection sociale performante. De quoi dissuader des laissés-pour-compte de tenter l’aventure, au motif qu’ils n’auraient plus rien à perdre.  » Les situations explosives vécues en Irlande du Nord ou au Kosovo sont aussi nées de contextes où de réels problèmes de survie matérielle étaient en jeu « , précise Benoît Rihoux. Plus que la météo communautaire, c’est le climat social qui est coutumier d’accès de violence. Le mélange des deux pourrait être explosif. Mais, en Belgique, organisations syndicales et patronales, encore largement acquises aux vertus de l’unité nationale, s’abstiennent de dresser patrons et travailleurs de part et d’autre de la frontière linguistique.

Des voisins au balcon. La Belgique lave son linge sale en famille, et ses voisins l’entendent bien ainsi. Hollandais, Français, Allemands, Luxembourgeois se gardent d’envenimer le conflit communautaire. Même posture de non-intervention pour l’Union européenne. Aucune diaspora ou communauté installée à nos frontières pour jeter de l’huile sur le feu.  » Le conflit belge reste strictement domestique « , constate Benoît Rihoux. Préservé de cette ingérence extérieure qui a valu au Kosovo de subir les incursions de partisans venus d’Albanie.

Une campagne électorale sous tension communautaire suit paisiblement son cours. Sans incidents majeurs. Sans effusion de sang. Dans le droit fil d’une tradition qui a pourtant souffert d’une tragique exception. Au scrutin communal de 1970, un militant FDF, Jacques Georgin, est terrassé par une crise cardiaque dans la foulée d’une bagarre électorale avec des militants du VMO. La seule et unique victime de nos conflits linguistiques. Mais qui est là pour rappeler que la violence peut toujours se déchaîner. Et que le calme peut parfois annoncer une tempête.

PIERRE HAVAUX

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