La petite entreprise de  » M. Religion « 

Marianne Payot Journaliste

Artisan de succès en série sur les spiritualités, Frédéric Lenoir n’a cessé en dix ans d’affiner son tour de main. Secrets d’un philosophe doublé d’un sacré organisateur.

V ous croyez avoir raté le coche, pas de panique ! Il suffit de patienter un tout petit peu, et Frédéric Lenoir est de nouveau dans l’actualité. Pas un mois sans qu’un livre, une BD, voire une élection (du pape) ou un bon débat de société, du type mariage pour tous, le propulse, chevelure blanche, barbe de cinq jours, yeux et jean bleus, sur le devant de la scène. Avec ses airs d’éternel adolescent et son profil de gendre idéal, Frédéric Lenoir, bientôt 51 ans, s’est durablement imposé comme le  » M. Religion  » du paysage audiovisuel français et la corne d’abondance de l’édition française. Après le coup double effectué en 2012 avec deux best- sellers L’Ame du monde (NiL) et La Guérison du monde (Fayard), le voici à Paris avec Nina (Stock), roman coécrit avec la charmante Simonetta Greggio, avant de partir en repérages en Israël pour son film sur Jésus, tout en bouclant un numéro du Monde des religions et en enregistrant en rafales son émission hebdomadaire sur France Culture, Les Racines du ciel… Mais comment diable ce petit homme frêle arrive-t-il à mener de front toutes ces activités ?

Oui, comment avoir déjà pu cumuler, avec succès, une quarantaine de livres ( » Mes bides sont à 80 000 exemplaires « , dit-il avec une fausse candeur), une pièce de théâtre, une comédie musicale, le parrainage d’une association (Le Pari solidaire, lien entre personnes âgées et étudiants fauchés)… ? Et pourquoi cette boulimie ? A l’entendre, rien de plus simple. Une semaine sur deux, il est à Paris, où il enchaîne les rendez-vous, les émissions, les soirées de patachon et, le reste du temps, il vit reclus dans sa  » tanière  » du Luberon (un superbe domaine de 2 hectares dans la commune de Gordes, dans le sud-est de la France).  » Là-bas, explique-t-il, j’ai une vie saine, je joue au tennis et au foot avec mes voisins, et j’écris, huit heures par jour ! Il le faut, car j’ai tout le temps des idées, je bouillonne, je ressens le besoin vital que ces idées soient mises en forme.  »

Un solitaire qui sait très bien s’entourer.  » Frédéric, c’est une PME à lui tout seul, et je le dis non sans un soupçon d’admiration. Chapeau, l’artiste !  » s’amuse l’éditeur et vaticaniste Bernard Lecomte. Et, comme tout entrepreneur à succès, Lenoir a sa boîte à outils. Collaboration, séduction, promotion sont les bottes secrètes de ce gros travailleur insomniaque.  » C’est un chef d’orchestre génial, qui choisit sa partition et ses musiciens, témoigne une journaliste spécialiste des religions. Il sait très bien faire bosser les autres, auxquels, bon côté de la médaille, il laisse de larges responsabilités. Puis il supervise tout, dans le détail.  » Hasards de la vie (?), les  » autres  » sont le plus souvent des femmes.

Un Pic de la Mirandole du XXIe siècle

Faire et faire savoir, tout un art, qui passe par la télé… L’homme sait reconnaître ses dettes :  » Je dois beaucoup à C dans l’air, sur France 5, où j’ai été invité une première fois en 2004 pour évoquer le clonage, puis à de multiples reprises. L’émission m’a fait franchir un palier, en m’apportant la notoriété et en fidélisant mon public, qui va des cathos ouverts aux agnostiques qui se posent des questions sur le sens de la vie.  » Une solide culture, l’esprit clair, la mine avenante, Lenoir devient bientôt le client idéal pour les JT de 20 heures.  » S’il est si sollicité, reconnaît Bernard Lecomte, c’est que, sur un plateau, il peut aussi bien parler de la Torah et du Talmud, de préservatif et de pédophilie, sans se faire hacher menu.  »

Pourtant, ce Pic de la Mirandole du XXIe siècle a fait non pas HEC, mais l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), où il a soutenu, en 1991, une thèse de doctorat sur le bouddhisme en Occident, après des études qualifiées de moyennes. Il doit sans doute beaucoup à son père, René Lenoir, catholique progressiste, énarque, inspecteur des finances et secrétaire d’Etat à l’Action sociale sous Giscard d’Estaing : Platon (Le Banquet), qu’il dévore à 12 ans, les Evangiles, qui lui donnent la foi à 19 et, dans la foulée, une quête spirituelle qui le mènera à cet  » essai monastique  » dans la communauté Saint-Jean – prémices d’une dualité permanente entre tourbillonnement et recueillement.

Son  » chemin de vie  » le conduit ensuite chez Fayard, d’où il démissionnera pour se consacrer à l’écriture. Une série d’essais sur les religions et de livres d’entretiens (avec Hubert Reeves, l’abbé Pierre…, de sacrées bonnes pioches) lui permettent de se faire bientôt une réputation de  » bankable « . Puis vient 2004, l’année miracle ! En l’espace de quelques mois, il prend la direction du Monde des religions (une belle carte de visite) et publie deux ouvrages à quatre mains, Code Da Vinci. L’enquête, avec Marie-France Etchegoin (Robert Laffont), et La Promesse de l’ange, avec Violette Cabesos (Albin Michel). Deux immenses succès – plus de 300 000 exemplaires chacun, sans compter les ventes dans une vingtaine de pays.

L’auteur est réputé gourmand…

La machine Lenoir est lancée. Et les dents commencent à grincer. Habile, l’auteur de Socrate, Jésus, Bouddha devance les bémols :  » Ce sont les gens remplis de certitudes qui me critiquent fortement ; soit les milieux cathos traditionnels, qui me jugent trop syncrétique, soit les athées purs et durs, qui me trouvent trop spiritualiste.  » Mais il arrive aussi que l’auteur se fasse tacler. Ainsi de son Comment Jésus est devenu Dieu (Fayard), qui a déclenché une vive réaction de Bernard Sesboüé, jésuite très respecté, dans Christ, Seigneur et fils de Dieu, libre réponse à Frédéric Lenoir (éd. DDB/Lethielleux). Explication, en vidéo, sur le Net, du théologien :  » J’ai sursauté en entendant la publicité à la radio qui m’a rappelé Da Vinci Code. Alors j’ai lu ce livre, qui pêche sur deux points, notamment lorsque Lenoir affirme que la génération apostolique n’a jamais cru en la divinité de Jésus.  » C’est ce christianisme anti-institutionnel, soft, cool et  » vendeur  » que dénonce en substance le père Sesboüé.

Le directeur de la librairie la Procure, François Maillot, résume bien l’équation :  » Dans la plupart de ses livres, Lenoir est en phase avec notre société déboussolée et l’inquiétude des gens. Il leur apporte un peu de baume – qui s’en plaindrait ? Pas le libraire que je suis. Mais, quand il s’affronte à des sujets plus pointus, là, il doit faire attention.  » D’autres, chercheurs et historiens, se font – dans le secret du confessionnal – plus abrupts, parlant d’une substance proche du néant, de pollution du marché religieux, ou encore citant un patriarche grec orthodoxe de Jérusalem au XVIIe :  » C’est un aveugle qui prétend disserter sur les couleurs.  » Autant de réflexions qui hérissent Régis Debray, vibrant défenseur de Lenoir :  » Sa bonne idée, c’est d’avoir opéré en dehors de l’université, et son grand mérite est d’avoir su dépoussiérer les religions, clame l’auteur du Feu sacré. C’est un ouvreur de portes, il ose s’adresser au grand public.  » Les éditeurs, à l’affût, n’ont cure de ces débats.

Quatre d’entre eux ont su apprivoiser la poule aux oeufs d’or : Claude Durand, le premier, de Fayard ; Muriel Beyer, de Plon ; Francis Esménard, patron d’Albin Michel ; et Nicole Lattès, de Robert Laffont. Tous le publient alternativement.  » On l’aime, mais on se le partage « , note l’un de ses éditeurs avec une pointe de regret,  » la seule façon de rester libre « , réplique Lenoir. Et peut-être aussi de réclamer de gros à-valoir… Car l’auteur est réputé gourmand, entre 100 000 et 200 000 euros selon les cas, ce qui fixe la vente à 60 000 exemplaires au minimum pour que l’éditeur commence à gagner de l’argent. Peu importe, avec le format poche, les clubs et les rachats de droits de l’étranger, la maison est toujours assurée de rentrer dans ses fonds, voire de toucher le jackpot.

MARIANNE PAYOT

Ses bottes secrètes : collaboration, séduction, promotion

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