La peinture en bandoulière

Comme d’autres artistes d’avant-garde de sa génération, Jacques Charlier construit son oeuvre à partir de recherches documentaires. Sa cible : le monde de l’art. Sa méthode : la bonne humeur. Retour sur le parcours du Liégeois à l’occasion de la rétrospective que lui consacre le MAC’s du Grand-Hornu.

Liégeois et fier de l’être, Jacques Charlier, 77 ans, n’a de cesse depuis quarante ans d’en découdre avec le monde de l’art. Son travail vise la coterie des artistes, collectionneurs, critiques d’art et commissaires imbus et imbuvables. Et sa violence est d’autant plus redoutable sans doute que l’homme avance masqué. La douceur de la voix, la complicité immédiate qu’il établit avec son interlocuteur et ses yeux rieurs ainsi que sa manière de lancer des blagues comme autant de flèches lui assurent une place à part dans le milieu.

Le public trouve sa démarche rafraîchissante, et – narcissisme oblige – le monde de l’art est flatté que son travail le prenne pour objet, et ce même s’il y est en fait régulièrement vilipendé. Force est de le constater : le temps passe, Charlier demeure. Et si son combat garde tout son sens aujourd’hui, c’est que le monde de l’art, désormais globalisé, est bien pire encore qu’aux heures chaudes des avant-gardes renaissantes dans lesquelles il plongea avec gourmandise…

Bon produit wallon

Charlier prend le train de la contestation fin des années 1960-1970 dans un contexte liégeois où d’autres, fascinés par le mouvement néodada, s’engagent dans des pratiques d’avant-garde les plus variées. Cela va des installations à la performance, en passant par la photographie et l’art vidéo (notamment pour l’émission iconoclaste Vidéographie de la RTBF). Dans ce climat d’expérimentation et de révolution esthétique, Jacques Charlier a choisi son camp : celui de l’ironie et de la caricature. Il devient dès lors ambassadeur de cette belgitude dont Magritte, autre francophone alors célébré de toutes parts, avait en partie donné la recette. Et notre homme de devenir un bon produit wallon exportable. Le monde culturel politique le propulse sur le devant de la scène.

Il était temps : Jef Geys en Flandre et Marcel Broodthaers à Bruxelles opèrent sur les mêmes terrains. Ce dernier devient un ami. Les deux hommes s’entendent comme larrons en foire. Et si la mort les sépare très vite (en 1976), Charlier continue à faire partie de la  » bande à Broodthaers  » (la famille mais aussi leurs proches amis comme Noël Godin l’entarteur ou Plastic Bertrand, la star d’une seule chanson). Très vite aussi, le nord du pays remarque son travail. Le pétulant Jan Hoet (l’initiateur du Smak à Gand) le prend dans son écurie de pur-sang triés sur le volet (de Beuys à Bruce Nauman et Mario Merz).

Du coup, dès 1977, Charlier devient peu à peu incontournable tant sur le plan régional que national et international. Sur sa lancée, il approche non seulement les artistes les plus en vue mais aussi le système en ses rouages les plus pervers et à tous ses étages. Les liens qu’il établit entre les différents mécanismes qui organisent la carrière des uns et des autres (artistes, commissaires, critiques, collectionneurs, pouvoirs), ses arguments et dénonciations se révèlent pertinents.

La peinture comme alibi

Si elle compte bien une succulente petite salle réservée aux caricatures (la stratégie contée d’un puissant décideur culturel allemand entre autres), l’essentiel de l’exposition Peintures pour tous que lui consacre le MAC’s tourne autour de la peinture que Charlier, autodidacte, pratique depuis les années 1980. Le premier espace réunit un ensemble de quinze tableaux réalisés par Charlier mais au bas desquels il appose des signatures de son invention : de soi-disant artistes, miraculeusement redécouverts par un critique lui aussi fictif, et venant d’Italie, de Russie, du Japon ou encore des Pays-Bas.

Charlier leur invente une biographie vraisemblable, adaptée à chaque région d’origine et les dote d’un parcours professionnel. On s’y laisserait presque prendre, sachant l’oubli dans lequel l’histoire des arts et ses arbitres officiels ont laissé un grand nombre d’acteurs. Sauf que lesdites toiles relèvent au mieux de l’habileté, et qu’elles indiquent avant tout (et avec subtilité) la dette que leurs auteurs doivent aux grands mouvements novateurs. En clair, il est ici question de seconds couteaux qui cherchent juste à profiter de l’engouement pour les courants picturaux en vogue. La critique du système affleure sous le vernis du pastiche.

Elle prend un tour plus féroce encore dans les salles suivantes. Dans celles-ci, et à la façon des images-mots de Magritte, Charlier associe les termes incontournables de la carrière artistique à des morceaux de viande grossièrement peints ou à des compositions figuratives : un jeu de correspondances assassines qui éloigne toujours davantage l’art de l’Art majuscule imposé par les musées, les critiques et les collectionneurs les plus en vue. Une fois encore, le jeu de piste proposé peut s’y lire de diverses manières selon les connaissances préalables des visiteurs. Car Charlier est un érudit, et à la manière d’un joueur d’échecs, il prépare ses coups avec soin. Et n’épargne personne. Dans une autre série – Peintures fractales – il s’amuse à plagier l’abstraction géométrique, Charlier y mélange dans une même toile plusieurs époques comme celle des initiateurs du constructivisme et celle de l’art optique des années 1960.

Le facétieux Liégeois continuera en 2015 à distribuer les fessées avec une suite de faux Fontana – réduits, comme l’indique le titre, à un Coup de cutter dans une toile prépeinte -, l’un des artistes les plus vendus sur les stands des foires internationales.

Au centre de l’immense dernière salle du MAC’s, la Chambre d’Ames, d’après l’invention de l’ophtalmologue Adelbert Ames, se dévoile selon un dispositif particulier : à travers un oeilleton et pourvu qu’un autre visiteur en parcoure l’espace intérieur. Une allégorie sur la manipulation dans le monde de l’art.

Le long des murs, en revanche, de très grandes compositions révèlent un plaisir de peindre que l’artiste n’avait jamais autant affiché jusqu’ici. Du fond travaillé à la manière de papiers peints vénitiens patinés par le temps, il ouvre des fenêtres donnant sur une montagne ou un ciel ennuagé tandis que des pierres bleues, un masque, une figure en suspension ou encore diverses bulles composent des ensembles au parfum de peinture métaphysique. Le rébus est toujours de mise mais ici et pour la première fois, Charlier semble avoir remisé le vitriol pour le seul plaisir de la peinture.

Jacques Charlier. Peintures pour tous, au MAC’s, Grand-Hornu. Jusqu’au 22 mai. www.mac-s.be

Par Guy Gilsoul

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