La mémoire vive des juifs du Maroc

Exposition, films, concerts et conférences: à Bruxelles, une explosion sans précédent de culture judéo-marocaine raconte une aventure humaine de treize siècles sous le signe de la tolérance et de l’estime mutuelle

A Paris, une place vient de recevoir le nom de « Mohammed V » en souvenir du père de l’indépendance marocaine, ce sultan qui, sous le protectorat français, refusa d’appliquer les lois de Vichy aux juifs de son pays. Présent, lors de l’inauguration, juste derrière Jacques Chirac et Mohammed VI, André Azoulay, conseiller du souverain chérifien, a dû savourer cet instant. Issu d’une vieille famille juive du Maroc, sa position illustre bien le rêve caressé par Hassan II, père du roi actuel, d’unir le « génie juif » à la « puissance arabe ». L’événement a son pendantà Bruxelles: une quinzaine judéo-marocaine qui, jusqu’au 22 janvier prochain, se propose d’explorer les fastes et facettes de treize siècles de cohabitation entre juifs et musulmans dans l’extrême-occident (le sens du mot maghreb) du monde musulman.

Placée sous les plus hauts auspices, cette manifestation est née presque fortuitement de la rencontre de deux Bruxellois que l’âge, la religion ou les itinéraires professionnels ne devaient pas faire se rencontrer: Mohammed Tejjini Er-Roukhou, juriste et président de l’ASBL Citoyenneté Plus, et Paul Dahan, psychanalyste, président du musée d’Art juif marocain, une collection privée d’objets et de manuscrits témoins de l’histoire emmêlée de ces deux cultures méditerranéennes. Leur point commun? Ils sont marocains. Fougueusement marocains. Et belges, bien sûr, par les hasards de l’émigration qui, paradoxalement, a ravivé leur mémoire. « Nous voulions évoquer une histoire partagée dont le bilan, malgré l’ambivalence et les conflits, est largement positif et dont beaucoup de juifs marocains ont gardé la nostalgie, explique Paul Dahan. Dans nulle autre communauté issue de la diaspora, on ne retrouve autant que chez les juifs marocains ce lien émotionnel avec leur pays d’origine. Installés principalement en France, en Israël, au Canada et en Amérique latine – ils sont moins d’un millier en Belgique -, les juifs originaires du Maroc sont très friands de « pèlerinages », ces voyages de retour aux sources de leur famille et des lieux saints juifs, que l’on entreprend avec ses enfants et petits-enfants. »

Age d’or

Une leçon pour aujourd’hui. Il fut un temps et un pays où, nonobstant des restrictions à certaines libertés dans l’habitat, l’habillement ou l’exercice de certaines charges publiques, juifs et musulmans vécurent en bonne intelligence. Les poussées de fièvres antijuives, en particulier sous les Almohades fondamentalistes (XII e siècle), constituèrent des expériences traumatisantes mais jamais de nature à empêcher la reprise de bonnes relations. Une telle cohabitation, sur une durée aussi longue, ne pouvait que produire une culture intensément métissée.

Les premières implantations juives au Maroc remontent à l’Antiquité. Les colonies judéo-romaines et les juifs originaires de Palestine s’installèrent surtout dans les régions du sud du pays, s’imprégnant de culture berbère. C’est en partie à ces premières communautés juives que l’on doit la transmission des thèmes et des motifs berbères dans la poésie, la musique, la langue, le vêtement et l’orfèvrerie – à une certaine époque, le travail des métaux précieux était interdit aux musulmans. D’où les similitudes frappantes, à quelques variantes près, qui se manifestent dans les vêtements traditionnels et les bijoux marocains, qu’ils soient juifs ou arabes. Les grandes familles rabbiniques de Fès, Meknès et Sefrou ont, elles, fourni nombre d’érudits et de sages, ainsi que de grands commis aux souverains marocains. Fès a ainsi servi de berceau à une école talmudique notoire, celle de Rabbi Yishaq Alfassi (1013-1103), qui a exercé une influence directe sur la civilisation judéo-espagnole.

Fuyant l’Inquisition espagnole sur les mêmes bateaux que les musulmans, une nouvelle vague de migrants juifs se fixe, au XV e siècle, dans le nord du Maroc et dans les villes côtières. Ces exilés apportent avec eux toute la richesse de la culture andalouse, synonyme d’âge d’or pour les deux cultures. Au XIX e siècle, les « marchands du sultan » contribuent, de façon décisive, au développement du commerce international au Maroc. Le protectorat français va supprimer le statut de dhimmi (ptotégé) mais, aussi, réduire l’autonomie judiciaire des juifs marocains. Bien qu’étant la plus importante minorité juive subsistant dans le monde arabe, la communauté juive marocaine est réduite, aujourd’hui, à moins de 5 000 personnes. Quoique toujours honorée et protégée, elle subit le contrecoup du conflit du Proche-Orient.

Le moment ou jamais de se remémorer une histoire qui, dans ses accents très particuliers, rejoint l’universel. « A Citoyenneté Plus, nous avons décidé de rompre, une fois pour toutes, avec la manie d’offrir du couscous et du thé à la menthe pour parler d’intégration, explique Mohammed Er-Roukhou. Nous voulons mettre en valeur, par une information en profondeur, ce que notre culture d’origine a de positif et d’exemplaire. Notre première manifestation, en novembre 2001, sur l’expression des femmes en politique, nous a permis d’inviter Laurette Onkelinx, la vice-Première ministre, et Aïcha Belarbi, ambassadeur marocain auprès de l’Union européenne. C’est aussi le rôle de nos hommes politiques issus de l’immigration de mettre en valeur ce patrimoine judéo-marocain qui fait partie de notre histoire commune. Tous nos jeunes devraient apprendre à être fiers d’appartenir à une culture tolérante. »

Marie-Cécile Royen

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