La mémoire d’Oostduinkerke
C’est le seul endroit au monde où l’on pratique encore la pêche aux crevettes à cheval ! La petite station balnéaire a su admirablement préserver l’activité qui a fait sa légende… Exaltée par une foule de peintres, de sculpteurs et d’écrivains, et classée au patrimoine immatériel de l’Unesco.
Vendredi matin, 1er août. Sous un soleil radieux, la foule commence à se rassembler sur l’Astridplein, le centre nerveux d’Oostduinkerke. Enfin, le bruit des sabots se fait entendre et une dizaine de charrettes tirées par des chevaux de trait s’alignent face à la mer. Johan Vandendriessche pêche la crevette avec son fils Dominique depuis 1989 et nous invite à s’installer dans sa charrette. Le cortège s’ébranle, environ trois cents personnes suivent à pied. Thomas, » notre » vigoureux brabançon (7 ans et 1 020 kg !) connaît bien son job. D’un pas alerte et dynamique, il traverse la plage et s’arrête au bord de l’eau. Ici, tous les chevaux sont dételés, on leur accroche un immense filet muni de planches en bois. Avec la pression d’eau, elles vont s’écarter et ouvrir le filet. Celui-ci est aussi équipé d’une chaîne qui en raclant le sable va créer des vibrations. Les crevettes, bondissantes, se laisseront ainsi piéger par le filet.
Les pêcheurs endossent des combinaisons en ciré jaune, juchent deux grands paniers sur le dos des chevaux, montent dessus puis pénètrent lentement dans la mer. Dès que l’eau arrive aux poitrails des chevaux, ils commencent à marcher perpendiculairement à la plage. La pêche aux crevettes commence. Une nuée de mouettes s’impatiente dans le ciel et pousse de grands cris en attendant le festin. Une demi-heure plus tard, les chevaux regagnent la plage avec les paniers remplis à ras-bord de crevettes. Des dizaines de mouettes, peu farouches, se précipitent sur les petits poissons et crabes frétillant sur le sable.
Le cortège retourne à l’Astridplein puis on se dirige vers l’Estaminet, un restaurant plein de charme, situé près du Musée national de la pêche, rebaptisé Navigo. Là, les crevettes sont grillées en plein air et offertes à la dégustation. Les gourmets apprécient leur exquise fraîcheur. » Nous pêchons la crevette au printemps et en automne, explique Johan Vandendriessche. En été, on fait uniquement des démonstrations pour touristes, très friands de ce spectacle d’un autre temps. La vraie pêche dure quatre heures, deux heures avant et deux heures après la marée basse. En juillet-août, les chevaux restent seulement une demi-heure dans la mer sinon les gens s’ennuieraient sur la plage. »
Un peu d’histoire
C’est en 1956 que le Syndicat d’Initiative a édité, à l’intention des touristes, le premier calendrier des jours et des heures des sorties des pêcheurs de crevettes à cheval. Depuis lors, ils sont, chaque année, de plus en plus nombreux à venir admirer leurs sympathiques silhouettes représentées des centaines de fois par des peintres, des sculpteurs, des photographes et des cinéastes. Au Moyen Age, la pêche était pratiquée sur toute la côte. Les habitants étaient très pauvres. Au XVIIIe siècle, les hommes partaient pêcher plusieurs mois en Islande pour gagner un peu d’argent. Leurs femmes pêchaient la crevette pour les besoins de la famille, avec les moyens du bord, en poussant devant elles un filet en forme de sac qui raclait le sable.
Petit à petit, on a commencé à faire appel à des mulets. Ensuite, ceux qui avaient des moyens utilisaient des chevaux. Mais rien à voir avec les vigoureux brabançons d’aujourd’hui ! A la fin du XIXe siècle, Maurice et Armand Heins décrivaient ainsi la pêche dans leur guide Le Littoral belge : » C’est un spectacle curieux de voir, parfois à une assez grande distance dans l’eau, des groupes de pêcheurs à cheval, par six, huit, dix à la fois, marchant en ligne perpendiculairement à la côte. Ces tritons modernes, assis sur de maigres rossinantes en guise de dauphins, traînent le filet pour le repas de plusieurs ménages. Et, lorsque la récolte est faite, on les voit remonter de « la plaine liquide », perchés sur un échafaudage de filets, de cordes et de paniers lourdement chargés. »
Dans les années 1950, la pêche à cheval commence à décliner puis disparaît sur toute la côte. Mais dans les environs de Coxyde, une poignée de pêcheurs continuent à s’accrocher à cette coutume ancienne. Les responsables communaux décident alors de prendre les choses en main pour préserver la tradition. » Mon père, Honoré Loones, était très actif dans ce domaine, raconte Jan Loones, Premier échevin chargé de la culture et du patrimoine de Coxyde (englobant les communes de Coxyde, Saint-Idesbald, Oostduinkerke et Wulpen). Il a élevé les pêcheurs au statut de héros locaux. Aujourd’hui, Oostduinkerke est le seul endroit au monde où l’on pratique la pêche à cheval. Nous avons douze vraies familles de pêcheurs. Ils font environ 120 sorties au printemps et en automne, et une trentaine de sorties touristiques en été. »
Au début du IIIe millénaire, les responsables communaux souhaitent d’aller plus loin et d’inscrire la pêche aux crevettes à cheval au patrimoine mondial immatériel de l’Unesco. Créé en 2003, ce prestigieux label, très convoité, a pour objectif de sauvegarder les traditions, les pratiques et les expressions culturelles. Rappelons qu’en Wallonie, il a été décerné au carnaval de Binche, aux ducasses d’Ath et de Mons et aux différentes marches folkloriques. Pour l’obtenir, il faut s’armer de patience. La commune de Coxyde l’a eu après dix ans d’attente, en décembre 2013.
» La pêche aux crevettes à cheval fait partie du patrimoine culturel de la Communauté flamande depuis 2010, poursuit Jan Loones. Le label de l’Unesco change évidemment la donne. Il nous protège mais nous met également devant de nouveaux défis. En théorie, tout citoyen possédant un cheval de trait peut pêcher. Nombreux sont ceux qui sont tentés par l’expérience et surtout des femmes ! Or, la pêche à cheval ne s’improvise pas. Il faut bien connaître la mer et les chevaux brabançons. Il est de plus en difficile de trouver des chevaux habitués à travailler et débourrer un cheval à la mer est très compliqué. La reconnaissance par l’Unesco offre à la commune un fort sentiment d’identité collective mais notre défi consiste maintenant à réguler et à structurer les demandes et les sollicitations. » De surcroît, le label de l’Unesco a attiré cet été énormément de journalistes du monde entier (le jour de notre visite, une équipe d’une chaîne de télé de Los Angeles y faisait un reportage). Un autre défi sera donc de gérer le nombre croissant de touristes dans les années à venir.
Les débuts de la station balnéaire
Vers 1850, Oostduinkerke était une commune rurale. Un millier de personnes se blottissaient dans leurs petites habitations autour de l’église. La misère était le lot commun. Les petits lopins de terre dans les dunes ne fournissaient qu’une maigre production, il fallait chercher un appoint dans la pêche. La plage, située à deux kilomètres du centre, ne pouvait être atteinte qu’en passant par les dunes et ce n’était vraiment pas une partie du plaisir. Le tourisme balnéaire commence à émerger tout doucement après l’ouverture de la ligne de tram Furnes-Nieuport. On ouvre les premières auberges et guinguettes.
Quand le XIXe siècle touche à sa fin, on voit à Oostduinkerke quelques villas disséminées dans les dunes, les premiers hôtels, comme le Grand Hotel, ouvert en 1895, et un embryon de digue de mer. Comme à Saint-Idesbald voisin, des bourgeois bruxellois acquièrent les premiers terrains à bâtir, construisent de ravissantes villas dans le style cottage. Il n’en reste plus rien, à l’exception d’une seule (assez tardive, datant des années 1923-1924), la villa Belvédère, située dans La Charitéstraat (numéro 12).
Un peu avant les bourgeois arrivent les premiers artistes et écrivains. En quête d’authenticité, ils trouvent à Oostduinkerke leur bonheur et ne restent pas insensibles aux impressionnants pêcheurs à cheval. Camille Lemonnier a décrit avec force détails leurs activités, leurs gestes et leur équipement. Emile Verhaeren exprime ainsi son enthousiasme : » Vagues d’argent et beau soir clair/Le flot sur les grèves se vide/Les cinq pêcheurs équestres de Coxyde/Pêchent, nonchalamment, sur le bord de la mer […] Quand, aux levers de lune,/sur leurs chevaux pesants, ils remontent les dunes,/Et apparaissent au loin, sur les crêtes, à contre-ciel,/chargés de filets et de toiles,/On croirait voir de grands insectes irréels,/Qui reviennent d’infini,/Après besogne faite et butin pris,/Dans les étoiles. » Le pêcheur de crevettes est également mentionné par Georges Simenon, dans son passionnant roman Le bourgmestre de Furnes : » Et ils savaient, eux, que son père (NDLR : le père du bourgmestre), le vieux Joris, jusqu’à la veille de sa mort, avait pêché la crevette devant la plage, avec son cheval qui traînait le filet à marée basse « .
La carrière artistique du peintre Aloïs Boudry (1851-1938), originaire d’Ypres, se déroule entièrement à Anvers. Il passe l’été à Oostduinkerke et recherche le contact avec la population locale, en particulier avec les pêcheurs. Son superbe tableau Femmes de pêcheurs dans un intérieur est l’un des moments forts lors de la visite du musée Navigo. Originaire d’Anvers, Edgard Farasyn (1858-1938) est un autre visiteur assidu d’Oostduinkerke. Plusieurs de ses tableaux accrochés aux cimaises du musée Navigo nous renseignent sur toutes les facettes du travail des pêcheurs, sous tous les angles. Avec son style direct, annonçant déjà l’expressionnisme, Albert Crahay (1881-1914) est l’un des artistes à donner le plus d’intensité à l’illustration des pêcheurs à cheval. Au musée Navigo, on ne manquera pas ses Pêcheurs à cheval sur la plage et Les cavaliers de la mer. Le thème du pêcheur n’a pas laissé indifférents les sculpteurs. Constantin Meunier (1831-1905) en donne une curieuse interprétation personnelle en sculptant une belle statue équestre. Le matériel de pêche est suggéré de façon schématique, ce qui n’est pas bien grave. En revanche, la position du cavalier, un peu altière et péremptoire, correspond peu à la réalité. Les gardiens du musée l’ont donc appelé : » le général » !
Pour connaître les dates et les heures de sortie des pêcheurs : www.koksijde.be. Cliquer sur Visiteur, puis Evénements.
Dans notre numéro du 22 août : La Panne.
Par Barbara Witkowska
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