Antisémite, la Belgique? Attisés par l’affaire Sharon, les sentiments anti-belges passent du délire à l’hystérie. Et les propos « critiques » ne se limitent plus aux couches populaires et à la presse de caniveau…De notre correspondant à Tel-Aviv
De notre correspondant à Tel-Aviv
« Boycottez les produits belges ! » Ce mot d’ordre lancé le 14 février par Radio 100, l’une des stations privées les plus écoutées de l’Etat hébreu, n’est pas vraiment suivi par les consommateurs israéliens qui continuent, comme par le passé, à acheter du chocolat et des bières tricolores. En revanche, dans les locaux de l’ambassade de Belgique, situés au septième étage d’un immeuble de bureaux de Ramat-Gan (le quartier des affaires de Tel-Aviv), les téléphonistes ont beaucoup de mal à répondre aux centaines de communications outrées et de fax vengeurs dénoncant « l’antisémitisme de la Belgique ».
Car les médias israéliens s’en donnent à coeur joie depuis une dizaine jours. Alimentés par des argumentaires provenant de l’entourage d’Ariel Sharon et du ministre des Affaires étrangères Benyamin Netanyahou, ils présentent, en substance, la Belgique comme un pays rongé par l’antisémitisme, la pédophilie et la corruption. Une sorte de réduit raciste regrettant amèrement le « bon vieux temps » de l’occupation allemande, puisque la plupart des Belges auraient, bien entendu, été des collaborateurs. Ce qui expliquerait, selon les commentateurs locaux, pourquoi les Belges « ont massacré des millions de Noirs au Congo » et pourquoi le royaume est « propalestinien ».
Le sens de la nuance n’étant pas la qualité principale des grands quotidiens populaires comme le Maariv et le Yediot Aharonot, ceux-ci répètent à l’envi – et sans prendre le temps de vérifier – ce que les conseillers du cabinet du Premier ministre et les hauts fonctionnaires leur susurrent à l’oreille. A lecture de ces journaux et en écoutant les émissions d’information de la Kol Israël (la radio publique) ou de Galeï Tsahal (la station de l’armée), on apprend donc que le gouvernement belge est « pro-irakien », qu’il « soutient Saddam Hussein », et que c’est pour cela qu’il tente de « saboter la politique américaine au Moyen-Orient » (soutenue par 80 % des Israéliens, selon les derniers sondages). A ces informations fort peu conformes à la réalité s’ajoutent de nombreuses rumeurs diffamatoires, nées on ne sait trop où mais circulant avec insistance dans les cercles dirigeants israéliens. Selon certaines d’entre elles, la politique étrangère belge serait « dictée par la maîtresse palestinienne de Louis Michel », et « par le goût prononcé du roi pour les jeunes Arabes », et par de prétendus pots-de-vin « versés par Saddam Hussein à Guy Verhofstadt ».
La campagne de dénigrement de la Belgique lancée par les responsables de l’Etat hébreu est d’autant plus efficace que les Israéliens ont tendance à croire leurs médias sur parole. Et qu’ils ne connaissent quasiment pas le royaume que 22 000 d’entre eux visitent chaque année, – ce qui est, en fait, très peu. En outre, Bruxelles a manifestement donné à l’ambassadeur de Belgique Wilfried Geens et au consul général Guido Courtois (à Jérusalem) l’instruction expresse de garder un profil bas, puisqu’ils ne répondent à aucune attaque. En fait, pour tenter d’obtenir une quelconque réaction belge, les radiotélévisions israéliennes en sont réduites à s’adresser au porte-parole du ministère des Affaires étrangères à Bruxelles. Là, ce dernier leur répond dans un anglais compassé que « le département étudie le dossier ».
Avant d’atteindre le sommet de ces derniers jours, la campagne antibelge a pourtant connu plusieurs autres moments forts, marqués, entre autres, par les convocations répétées de l’ambassadeur Geens au ministère des Affaires étrangères israélien, afin d’y entendre les remontrances de l’Etat hébreu à l’égard de la Belgique. Depuis le dépôt des plaintes contre Ariel Sharon et consorts à Bruxelles, le rythme de ces convocations s’est évidemment accéléré. Mais d’autres incidents ont également envenimé les relations entre la Belgique et l’Etat hébreu, qui étaient pourtant considérées comme « amicales » jusqu’au déclenchement de la deuxième Intifada. En 2001, le consulat général de Belgique à Jérusalem a ainsi été attaqué à coups de billes d’acier par des membres du Kach, un groupuscule fascisant et illégal. Dans les semaines qui ont suivi, son mur d’enceinte a été régulièrement badigeonné de slogans comparant les Belges aux nazis et leur rappelant les « massacres du Congo ».
Dans la foulée, le quotidien Maariv a accusé le roi de « diriger un réseau pédophile international » et, lorsque l’ambassadeur Geens a demandé à publier un droit de réponse, voire une lettre dans le courrier des lecteurs, le journal a refusé. A Hertzlya (banlieue nord de Tel-Aviv), des membres du mouvement de jeunesse du Likoud ont ensuite manifesté devant sa résidence officielle en tentant d’en forcer les portes mais ils en ont été empêchés par la police, rapidement envoyée sur place.
De tous les diplomates en poste en Israël, Wilfried Geens (qui devrait être nommé en Irlande lorsque son successeur sera désigné) est probablement le plus exposé. Il y a huit mois, à Haïfa, l’ambassadeur de Roumanie avait été agressé par un individu qui s’était précipité sur sa voiture au moment où le diplomate en sortait. Rapidement maîtrisé, l’homme a déclaré aux policiers qu’il croyait avoir attaqué Geens. En réalité, il avait confondu le drapeau belge avec le drapeau roumain.
Quoi qu’il en soit, les informations essentiellement négatives diffusées depuis deux ans sur la Belgique ont atteint leur but : pour la plus grande partie des Israéliens, le royaume fait désormais partie des « pays hostiles ». Une opinion que partage, avec beaucoup d’autres intellectuels, le Pr Gérald Steinberg, expert du « Centre Begin-Sadate d’études stratégiques » de l’université Bar Ilan et responsable de l’Institut des affaires contemporaines de Jérusalem, pour lequel l’arrêt rendu la semaine dernière par la Cour de cassation est d’abord « le résultat d’un certain antisémitisme ».
Le Vif/L’Express: Pourquoi l’arrêt de la Cour de cassation belge provoque-t-il des réactions aussi excessives de l’opinion israélienne ?
Gérald Steinberg: Parce que notre pays est le seul Etat démocratique de la région et que votre pays se permet de lui dicter ce qu’il doit faire. Si nous voulons poursuivre Ariel Sharon, c’est à nous de le décider. Notre système judiciaire est suffisamment élaboré et performant pour cela. Durant la récente campagne électorale, un magistrat a décidé d’interrompre la retransmission en direct d’une conférence de presse de Sharon parce qu’il estimait que celui-ci profitait de son temps d’antenne pour faire de la propagande. Dans quel autre pays au monde un juge se risquerait-il à prendre une telle décision en étant sûr qu’il n’aura pas d’ennuis par la suite ? Eh bien, chez nous, ce que ce magistrat a fait est considéré comme normal. Nous n’acceptons donc pas de recevoir vos leçons de justice et de démocratie.
Est-ce seulement pour cela que la Belgique est devenue »antisémite » aux yeux des Israéliens ?
Loin de là! Notre liste de griefs est assez longue et le contentieux, profond.
Par exemple ?
Toutes les déclarations anti-israéliennes de responsables politiques belges nous atteignent. Le soutien qu’apportent publiquement vos dirigeants à Yasser Arafat nous déplaît, votre gouvernement n’arrête pas de nous condamner mais, en fin de compte, on ne l’entend jamais au sujet du terrorisme palestinien. Pour nous, la Belgique soutient donc le terrorisme. En outre, votre antiaméricanisme ne passe pas dans l’Etat hébreu. Pour les habitants de ce pays, il n’existe aucune différence entre s’opposer à la guerre en Irak et soutenir Saddam Hussein. Par ricochet, vous êtes donc également considérés comme hostiles à Israël.
Pourquoi mélanger la position du gouvernement belge au sujet de la guerre en Irak et l’arrêt rendu par une cour de justice indépendante dans le cadre d’un autre dossier ?
Vous savez, la dégradation des relations entre la Belgique et Israël ne date pas de la semaine dernière. L’attitude anti-israélienne de vos responsables n’a pas cessé de se renforcer ces derniers mois. Et puis, il y a les récentes déclarations de votre ambassadeur dans un journal arabe (NDLR: il avait affirmé qu’à ses yeux « les territoires palestiniens sont le plus grand camp d’internement du monde », les attaques continuelles de la presse belge contre Israël, la procédure contre Sharon… Finalement, tout cela fait beaucoup et cela devient difficile à supporter. Depuis deux ans, j’ai souvent rencontré des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères belge et des journalistes venus de Bruxelles. Eh bien, je suis désolé de vous dire que ces gens-là ne connaissent rien et ne comprennent rien à rien. Ils viennent avec des préjugés et ils s’en gargarisent au bar de l’ American Colony (NDLR: un palace de la partie arabe de Jérusalem, fréquenté par les envoyés spéciaux de la presse internationale et par les diplomates), en refusant d’écouter ce qu’Israël voudrait leur dire.
Cela ne démontre toujours pas qu’il s’agit d’antisémitisme…
Tout ce que je viens d’expliquer démontre en tout cas l’existence d’un état d’esprit fondamentalement hostile à notre égard. Finalement, la Belgique nous refuse le droit à l’autodéfense, le droit de combattre le terrorisme. Dans les forums internationaux, je n’entends jamais des ministres belges dénoncer le fait qu’on nous accuse d’apartheid ou de vouloir exterminer les Palestiniens. Au contraire, ils soutiennent ces positions ou se taisent pour être dans l’air du temps. Pour nous, la situation est donc claire : la Belgique est un Etat chrétien comme beaucoup d’autres en Europe et nous sommes entourés de pays islamiques. Tous s’opposent de manière permanente à Israël, qui est le seul Etat juif au monde. C’est là que se trouve l’antisémitisme.
La Belgique et l’ensemble de l’Union européenne critiquent pourtant également d’autres politiques et d’autres Etats dans le monde, mais personne ne les accuse alors de vouloir leur destruction. Pourquoi est-ce le cas avec Israël ?
Parce qu’il n’existe pas d’autre Etat juif et que nous n’avons rien d’autre si celui-ci devait disparaître.
Serge Dumont