La légende Sharon

Quelques mois, deux actes politiques majeurs et un cataclysme cérébral peuvent transfigurer un homme. C’est ce qui s’est passé avec Ariel Sharon. Terrassé après avoir évacué la bande de Gaza et bouleversé le paysage politique israélien, le vieux baroudeur est devenu une figure de légende. Quoi qu’il arrive, l’une des principales questions débattues à l’avenir risque bien d’être :  » Qu’aurait fait Sharon ?  » Etrange destin que celui de ce soldat courageux et obstiné, retors et parfois félon, devenu non seulement l’homme politique le plus populaire, mais aussi la référence absolue dans son pays. La légende dépasse les frontières d’Israël. Dans les pays occidentaux, Sharon est aujourd’hui largement salué comme un pacificateur. Certains commentateurs vont jusqu’à s’inquiéter : sans lui, que va devenir le processus de paix ? La pensée magique a décidément la vie dure, puisque ces observateurs semblent n’avoir pas réalisé que les négociations entre Israéliens et Palestiniens ont cessé il y a cinq ans et que l’espoir d’une paix véritable est plus éloigné que jamais.

Qu’aurait fait Sharon ? Cette question laisse entendre qu’on n’en sait rien, parce qu’il n’aurait pas dévoilé ses intentions. Or rien n’est plus faux. Contrairement aux apparences, l’évacuation de la bande de Gaza n’annonçait aucunement la restitution du reste de la Palestine. Les intentions de Sharon se lisent à l’£il nu, sur le terrain. En Cisjordanie, la colonisation se poursuit à un rythme soutenu. De nouvelles constructions de logements sont entreprises, chaque mois, pour élargir les colonies existantes et accroître l’emprise d’Israël sur ce territoire qu’il est censé évacuer depuis trente-huit ans. Peu à peu, Jérusalem-Est, qui est également un territoire occupé illégalement, est systématiquement isolé de son hinterland arabe. Ce processus est verrouillé physiquement par le  » mur de séparation « , dont la construction, en violation du droit international, se poursuit à vive allure. Cette  » barrière « , censée protéger Israël des infiltrations de terroristes venant pour y commettre des attentats- suicides, préfigure en réalité la frontière dont rêvent les stratèges de l’Etat hébreu. Israël a pourtant déjà des frontières, internationalement reconnues. Mais elles ne lui suffisent pas. Et la construction de ce mur, dont la plus grande partie serpente en Cisjordanie, vise précisément à les reculer, pour annexer à Israël la plus grande partie de la Palestine occupée.

Lorsque le mur sera terminé, il encerclera entièrement les zones de Cisjordanie les plus densément peuplées d’Arabes. Et c’est sur cet espace clos et démembré, représentant moins de la moitié du territoire, que Sharon aurait accepté la création d’un  » Etat  » palestinien. Le reste de la Cisjordanie, des grands blocs de colonies à la vallée du Jourdain, serait annexé par Israël. Telles sont, telles étaient les intentions de Sharon. Un détail fonctionnel compléterait ce dispositif : il faudrait encore évacuer quelques colonies isolées, difficiles à protéger. Telles sont, telles étaient les  » concessions douloureuses  » encore évoquées par Sharon.

Mais Sharon ne pouvait pas en concevoir un autre. Il appartient à la génération des bâtisseurs de l’Etat hébreu, hantée par la crainte viscérale et historiquement compréhensible de l’anéantissement, et arc-boutée sur la nécessité de défendre par tous les moyens un petit Etat juif isolé dans un environnement arabe unanimement hostile. Le plus souvent issus de l’armée, ces dirigeants-là ne pouvaient concevoir la sécurité d’Israël autrement que par la force et la  » profondeur stratégique « . Aujourd’hui, la suprématie militaire de l’Etat hébreu est démontrée depuis longtemps et reconnue par tous. Un espace peut donc s’ouvrir à une autre génération de dirigeants. Ceux-là seront sans doute plus réceptifs à l’idée selon laquelle la sécurité d’un pays repose moins sur ses capacités militaires, si puissantes soient-elles, que sur son aptitude à s’intégrer à son environnement et à coexister pacifiquement avec ses voisins, à commencer par les plus proches. Mieux qu’Ariel Sharon et ses prédécesseurs, cet Israël-là sera peut-être capable de conclure avec les Palestiniens cet accord équitable à défaut duquel aucune paix ne s’installera au Proche-Orient.

Jacques Gevers

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