La légende des siècles

De la cité corsaire granitique à la station balnéaire chic, il n’y a que quelques centaines de mètres à vol d’oiseau. Pour le reste, des siècles d’histoire les séparent et… les rapprochent. Promenade dans le passé d’un duo de légende.

Saint-Malo, 16 juin 1689. A la fenêtre de la demeure familiale, rue de la Corne-de-Cerf, un jeune Malouin de 16 ans rêve d’aventures. Son nom : René Trouin, fils de Luc Trouin, sieur de La Barbinais, et de Marguerite Boscher. Et voilà qu’une rumeur s’amplifie. Depuis la Grand-Rue, une foule se dirige vers la Grand-Porte et le Ravelin. Deux héros sont annoncés : Claude de Forbin et Jean Bart. Capturés par la flotte anglaise lors d’un voyage de Dunkerque à Brest, ils ont réussi l’exploit de s’évader et de traverser la Manche depuis Plymouth. Ils ont accosté à Erquy et, à présent, gagnent Saint-Malo. C’est au sein de la foule que le jeune René Trouin, sieur du Gué par la volonté de son père, assiste à l’arrivée du célèbre Jean Bart, de vingt-trois ans son aîné. Dans moins de cinq mois, il embarquera comme volontaire à bord du corsaire familial la Trinité. Trois ans plus tard, son frère le juge digne de se voir confier le commandement de son premier corsaire. A 20 ans.

Dans cette anecdote, racontée par Gilles Foucqueron, membre de l’Association des descendants de capitaines corsaires (ADCC) et président de l’Association malouine des amis de Jacques Cartier, il y a tous les ingrédients de la légende de Saint-Malo : l’appel du large, la fougue, la libre entreprise, la promotion sociale. Les corsaires ne sont pas des fils de famille. Ce sont des marins formés en temps de paix par la navigation de commerce et de pêche. En vertu de la grande ordonnance royale de 1661, on leur demande seulement, pour devenir capitaine corsaire, d’avoir plus de 25 ans et de répondre aux questions d’un jury de capitaines et de professeurs d’hydrographie sur la navigation, les marées, les cartes, les astres… Ils doivent aussi savoir lire et écrire pour tenir la comptabilité. Une fois obtenue la lettre de marque qui leur permet de prendre la mer pour le compte du roi, le plus dur commence.  » Tout capitaine corsaire démarre avec un petit tonnage, explique l’historien Patrick Villiers. La moitié d’entre eux revient bredouille et ne se voit pas proposer une deuxième course. Un tiers est pris, la plupart dès la sortie du port.  » Mais pour les autres, comme ce jeune homme qui deviendra Duguay-Trouin, la route de la gloire est ouverte. Et la prospérité de Saint-Malo, assurée.

Février 1858, Dinard. On inaugure l’église Notre-Dame au centre du nouveau bourg. Il y a quelques années encore, cet endroit n’existait pas. On ne trouvait alentour que le petit village de pêcheurs de Saint-Enogat, quelques manoirs seigneuriaux, des chemins vierges de constructions. La mutation va être foudroyante. Un premier établissement de bains est ouvert par le maître baigneur de Saint-Malo, Edouard Legros, qui plante une dizaine de cabines sur le sable. En 1860, le préfet d’Ille-et-Vilaine, Paul Féart, décide de pratiquer une ouverture à peu près correcte pour permettre d’accéder aux bains de mer. L’axe qui structure la ville de Dinard, le boulevard Féart, est tracé et ne bougera plus.

Les lanceurs de plage rappliquent

Un couple d’Anglais, William et Lyona Faber, vient rendre visite au consul d’Angleterre à Saint-Malo, au prieuré, et achète un terrain sur la pointe du Moulinet, le long de l’ancienne route impériale 168 (aujourd’hui avenue George-V), qui partait de Quiberon, arrivait à la cale de Dinard et continuait par voie maritime jusqu’à Saint-Malo. Lyona Faber y fera construire l’une des premières grandes villas de la ville, que le propriétaire suivant baptisera  » Bric-à-Brac « . Encore plus fort : la famille Hennessy fait ériger en 1868 un roc, un pic, un cap, une péninsule : la villa la Garde, énorme copie des manoirs anglais de style Tudor, avec ses terrasses, sa chapelle, ses bâtiments indépendants pour les domestiques, son hall d’entrée de la taille d’un court de tennis. Peu de temps après, les  » lanceurs de plage  » rappliquent. A commencer par le comte Joseph Rochaïd Dahdah, un riche Français d’origine libanaise qui, entre 1873 et 1889, va faire monter la mayonnaise de Dinard à coups de spéculation immobilière pour son propre compte, de fêtes, de volonté d’intégration dans une bourgeoisie locale qui ne l’accepte pas tout de suite. Comme les frères Pereire à Arcachon, le duc de Morny à Deauville ou Sylla Laraque à Saint-Lunaire, il lance la station. On voit encore, au-dessus de la cale du Bec-de-la Vallée, son château des Deux Rives. Et, plus discrète, non loin du casino, la petite maison qu’il avait aménagée pour sa maîtresse. Voilà pour  » l’intrusion balnéaire « , comme le résume Amélie Collot-Hommette, chargée du patrimoine à la ville de Dinard :  » On part du territoire du vide pour le transformer, le construire et l’adapter aux loisirs et au bien-être.  » Dans cette genèse, il y a toute la légende de Dinard : l’attractivité du site, les riches bâtisseurs, le culte des vacances, un certain côté statique…

Et aujourd’hui ? Dinard et Saint-Malo se font face, inséparables et incomparables. La princesse Second Empire occupe la rive gauche de l’estuaire de la Rance, avec son lot de boutiques chics et de villas à plusieurs millions d’euros. Son littoral se prolonge à l’ouest par les lumineuses stations de la Côte d’Emeraude : Saint-Lunaire, Saint-Briac, Saint-Cast… Une enfilade de perles touristiques. Sur la rive droite, la cité corsaire lorgne ostensiblement vers le nord, granitique et immuable avec ses remparts, son bassin Vauban pour les grands navires et son Sillon, cette bande de terre jadis recouverte à marée haute. Que reste-t-il des mythes fondateurs de ces deux villes, comment font-elles pour transcender le passé ?

Est-ce dû à une convention signée entre Dinard et la Fondation du patrimoine en 2009, qui procure des avantages fiscaux aux propriétaires rénovateurs ? Toujours est-il que Dinard est un chantier, ces dernières années. Des villas emblématiques de l’histoire de la ville sont rachetées par de nouveaux investisseurs, qui se lancent dans des travaux. L’homme d’affaires François Pinault a financé des aménagements pharaoniques dans sa villa Greystones, sur la pointe de la Malouine, poussant le détail jusqu’à analyser la granulométrie du ciment original.

 » Un développement endogène  »

L’ancien Gallic Hôtel, dessiné par l’architecte Marcel Oudin, a été intégralement retapé par ses copropriétaires. Et la célèbre villa les Roches brunes vient d’être classée monument historique lors du conseil municipal du 30 juin. Du côté de Saint-Malo, cela bouge aussi dans le secteur privé. Des entreprises comme Roullier (agroalimentaire) ou Beaumanoir (distribution)  » impulsent un fort développement endogène « , selon les mots de Serge Raulic, lui-même repreneur en 1981 des anciennes Thermes, dont il a fait un groupe de 43 millions d’euros de chiffre d’affaires et de 700 salariés. Diplômé d’une grande école et ex-gestionnaire d’entreprise, Olivier de La Rivière a  » posé la cravate à 39 ans  » pour acquérir avec son épouse l’hôtel d’Asfeld, un hôtel particulier construit en 1725 par de puissants armateurs malouins, les Magon. Une folie –  » mais la folie, dit-il, c’est quelque chose de cartésien !  » – qu’il finance en ouvrant le bâtiment au public, en le louant pour des soirées d’entreprises et en y proposant, bientôt, des chambres d’hôte. Jean-Louis Libouban, qui a travaillé au casino de Saint-Malo au temps où Johnny Hallyday, Claude François ou Jacques Brel s’y produisaient, finance avec une vingtaine d’autres actionnaires privés la reconstruction du fort de la Conchée, chef-d’oeuvre de Vauban et de son élève Siméon de Garangeau. C’est le plus au large des forts malouins et la clé de voûte du dispositif défensif constitué par le fort Harbour, le fort National (ex-Royal), le Grand Bé et le Petit Bé.  » Il ferme l’accès de la baie par le nord en empêchant les navires anglais de mouiller dans le « trou aux Normands », entre l’île de Cézembre et la pointe de la Varde, d’où ils dézinguaient la cité avec leur artillerie de bord « , explique un ancien capitaine de frégate de la Marine nationale.

Le succès de ces initiatives privées dépendra aussi de la volonté politique. Dinard et Saint-Malo ont élu chacune un nouveau maire en 2014. Martine Craveia-Schutz n’en démord pas : Dinard est  » une ville pionnière « . Elle cite les essais de vol de Roland Garros sur la plage de l’Ecluse, les expériences des frères Lumière à Saint-Enogat :  » Lorsqu’on a un projet visionnaire et qu’on cherche un écrin, on choisit Dinard !  » Claude Renoult, lui, n’est peut-être pas malouin de naissance, mais il donne un certain nombre de gages : une participation à la Transat des Alizés et des voyages aux quatre coins du monde en tant que dirigeant d’EDF :  » Canada, Argentine, océan Indien… J’ai retrouvé partout la trace des Malouins !  » Il se souvient du  » grand tableau représentant Mahé de La Bourdonnais – qui a sa statue à Saint-Malo – dans le bureau du préfet de La Réunion à Saint-Denis « . Son Saint-Malo mythique à lui ? La question ricoche sur son caractère granitique. Il préfère parler de la  » volonté commune de travailler ensemble avec Dinard « . Il rappelle que le pays de Saint-Malo, qu’il préside, rassemble 190 000 habitants et cinq établissements publics de coopération intercommunale (EPCI), dont celui de Dinard. Martine Craveia-Schutz et lui envisageraient de coordonner l’animation des deux villes en matière d’événements culturels (comme le Festival du film britannique, dont la 25e édition, en octobre, sera présidée par Catherine Deneuve). Des réflexions sur une desserte plus fluide avec Rennes sont engagées. Saint-Malo relance la course et Dinard sort de la naphtaline. Faites passer le message.

Dans notre numéro du 22 août : La Baule.

Par Gilles Lockhart

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire