La leçon d’Anne Teresa

A la Monnaie, Anne Teresa De Keersmaeker se jette une nouvelle fois dans l’opéra avecI Due Foscari, de Verdi. Une ouvre inconnue, intérieure, byronienne

I Due Foscari, à la Monnaie, à Bruxelles. Direction musicale : Kazushi Ono. Les 15, 17, 19, 22, 24 et 29 avril ; les 1er et 3 mai à 20 heures ; le 27 avril à 15 heures. Tél. : 070 23 39 39 ; www.lamonnaie.be

C’est le deuxième opéra que la chorégraphe Anne Teresa De Keersmaeker – dite ATDK – met en scène, et encore, avec Le Château de Barbe-Bleue, de Bela Bartok, monté en 1998, pouvait-on vraiment parler d’opéra ? Verdi ne représente-t-il pas un plongeon dans un style tout différent ?  » Le style, je m’en balance ; ce qui est vraiment différent, c’est la dimension de l’£uvre, le pouvoir d’entraînement de la musique et, surtout, la présence des ch£urs.  » C’est qu’il faut la voir, la frêle ATDK, aux prises avec quarante solides gaillards, les faisant s’aligner, se regrouper, se disperser selon ses savantes (parfois intuitives) intentions, dans le scintillant décor de Jan Versweyveld fraîchement installé… La chorégraphe est à son affaire, le lyrique lui plaît, ça se voit…

I Due Foscari fut créé à Rome le 3 novembre 1844. L’£uvre est inspirée de la pièce éponyme de lord Byron, qui avait séduit Verdi par son sujet (toujours d’actualité) : une tragédie familiale et intime causée par la cruauté de l’ambition politique. L’action se déroule à Venise, en 1457, dans l’environnement du doge, Francesco Foscari. Son fils, Jacopo, autrefois injustement accusé de trahison, est confronté à un nouveau procès, une fois encore soumis à la torture et condamné. Cette décision plonge dans le désespoir son père et Lucrezia, son épouse, d’autant que la décision est injuste et voulue par Loredano, ennemi juré de la famille du doge. L’opéra verra le vain combat mené par Lucrezia pour sauver son mari, le départ en exil de celui-ci, et l’arrivée tardive et désormais inutile des preuves de son innocence : Jacopo, terrassé par le désespoir, est mort, au loin, seul. I Due Foscari est cependant un opéra atypique, comportant beaucoup d’émotions – intérieures, pour la plupart – mais peu d’action, et, en cela, pas très éloigné du Barbe-Bleue monté précédemment par Anne Teresa De Keersmaeker…  » En effet, lance la chorégraphe, mais la musique est superbe, et le livret, doté d’un potentiel dramatique considérable mais généralement peu exploité. Pour renforcer cette dimension, Kazushi Ono a établi quelques coupures et établi ainsi un tracé émotionnel très direct, un programme à la Kazushi, si vous voyez ce que je veux dire : un feu brûlant sous la glace, une très grande passion, sans fioriture, comme un poing serré… Il n’y a pas d’action, mais ce n’est qu’en apparence : Lucrezia, l’épouse de Jacopo injustement condamné, est très active, elle est à la fois amante, mère et défenderesse ; le doge, pris en tenaille entre sa fonction officielle et son amour de père, est impuissant, prisonnier d’un système clos… Tout cela porte une certaine pertinence aujourd’hui, et la  » légèreté  » de la musique qui m’avait décontenancée au début s’est progressivement justifiée. C’est comme dans la tragédie grecque, l’implacabilité du destin est contrebalancée par l’espoir contenu dans la musique.  »

Résister au maelström émotionnel

Quand ATDK se lance dans une mise en scène d’opéra, comment procède-t-elle entre la prescription de l’£uvre et sa créativité de chorégraphe ?  » Je pars d’un concept assez rigoureux, abstrait, et je vois ce que ça donne; je le confronte avec les mouvements émotionnels qui surgissent et je tente d’en dégager une énergie propre. Par rapport à l’écriture musicale, je cherche l’équilibre entre ce qui consiste à aller dans le sens de la musique, mais en évitant le pléonasme, et ce qui consiste à résister au maelström émotionnel, sans en avoir peur mais, au contraire, en le soumettant à la contrainte, en le resserrant. C’est le meilleur moyen d’en augmenter le pouvoir.  » Le travail avec les ch£urs ?  » C’est effectivement la grande différence avec tout ce que j’ai fait jusqu’ici : septante chanteurs et chanteuses, ce n’est pas la même chose que quinze danseurs… Jamais je n’ai monté un ballet avec autant de monde. Ici, mon travail consiste plus en une occupation de l’espace – un espace qui a son écriture en soi – qu’en des mouvements ô chorégraphiques « . Je n’aurais d’ailleurs jamais eu le temps.  »

Quelle leçon la chorégraphe tire-t-elle de l’opéra ?  » L’efficacité !  » s’exclame- t-elle en riant.

Martine D.-Mergeay

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