» La justice allemande s’est montrée docile « 

Dans La Traque des criminels nazis (éd. Tallandier et L’Express), l’homme qui a retrouvé Klaus Barbie livre avec force sa vérité. Sur la mansuétude dont ont longtemps bénéficié les ordonnateurs de la Solution finale. Sur la difficulté, aussi, de juger les ultimes survivants. Extraits.

Le mythe de la traque

 » Disons-le haut et fort : la chasse aux criminels de guerre nazis est un mythe. N’en déplaise aux journalistes, aux écrivains et aux cinéastes, il est faux d’affirmer que ces criminels ont été activement recherchés. Au vrai, ils l’ont été beaucoup moins que nombre d’escrocs d’envergure internationale… Il faut savoir regarder la vérité en face et séparer lucidement la fiction de la réalité, si triste et décevante soit-elle. Seule la trop brève période de coopération entre l’Est et l’Ouest, de 1945 à 1947, donna lieu à une « chasse » digne de ce nom. La guerre froide y mit un point final. Elle fut une véritable bénédiction pour les criminels nazis, très souvent graciés et parfois rapidement libérés, notamment par les Américains.

Des films comme The Boys from Brazil, Marathon Man et The Odessa File ont contribué à entretenir une autre légende, tout aussi fausse : celle d’une traque impitoyable menée par des commandos de justiciers juifs. Aucun peuple, je crois, victime d’une souffrance immense comme le fut le peuple juif aux mains des nazis, n’aurait laissé la vengeance prendre aussi peu de place dans son coeur. Israël n’a jamais agi illégalement à l’encontre des criminels nazis relaxés, acquittés ou condamnés, en Allemagne ou en Autriche, à des peines scandaleusement faibles. Les impératifs de la lutte contre le terrorisme, la nécessité de s’intégrer à un ensemble occidental dont il fallait bien respecter les règles de cohabitation, le rôle permanent de l’Autriche comme sas de sortie des juifs des pays de l’Est, l’appui matériel apporté par la République fédérale à l’Etat juif et la volonté d’établir avec elle des relations diplomatiques ont conduit Jérusalem à ne jamais intervenir directement contre les criminels nazis dans ces deux pays. Israël s’est contenté de fournir aux procureurs allemands les témoins et les documents qu’ils lui demandaient et d’exiger que justice soit faite.

Si la traque des criminels nazis par des juifs assoiffés de vengeance relève du mythe, un fait, bien réel celui-là, mériterait d’être mieux connu. En effet, ce sont des juifs qui sont à l’origine des premiers efforts de recherche sur les crimes commis contre eux. Dès 1940 est fondé, à Haïfa, un bureau d’investigation de l’Agence juive qui amasse les renseignements recueillis auprès des nouveaux immigrants sur les criminels nazis. En mars 1943, le département politique de l’Agence juive établit une section spéciale des questions juives de la diaspora. En mars 1944, cet organisme devient le Bureau de recherches sur la situation des juifs sous la domination nazie. […]  »

L’échec de la justice allemande

 » La valeur historique et éducative du procès Eichmann a été immense. On s’est rendu compte alors que les Allemands n’avaient presque rien fait eux-mêmes pour punir les architectes de la Solution finale, ceux-là mêmes dont les noms avaient été évoqués à Jérusalem. Pourtant, 90 % des criminels nazis se trouvaient en Allemagne ou en Autriche…

De 1949 à 1970, les tribunaux allemands, peuplés de nombreux magistrats au passé nazi, ont battu des records de lenteur et d’indulgence à l’égard des criminels de guerre. Ils ont multiplié les instructions interminables qui se finirent par des non-lieux, les procès interrompus par la santé prétendument défaillante des accusés, les demandes d’extradition délivrées au compte-gouttes et négociées si lentement qu’elles permettaient au criminel visé de prendre toutes ses dispositions pour quitter le pays qui l’hébergeait. Sur plus de 80 000 instructions, 6 425 criminels seulement ont été condamnés, dont 151 à la prison à vie. Les sentences furent, le plus souvent, bien clémentes. […]  »

Le procès de Francfort

 » En 1958, les ministres de la Justice des Länder allemands décidèrent de mettre en place, à Ludwigsburg, un organisme chargé de mener des enquêtes préliminaires sur les crimes de guerre du IIIe Reich : c’était la naissance de l’Office central pour l’élucidation des crimes du national-socialisme, dont le travail devait alimenter la justice et lui permettre de mettre en accusation les coupables. […] Le travail de [cet] office déboucha sur le procès de Francfort, de 1963 à 1965, au cours duquel 22 SS, membres de l’encadrement d’Auschwitz-Birkenau, durent répondre de leurs actes. […]

Par ce procès, baptisé  » procès d’Auschwitz « , la République fédérale voulait prouver qu’elle n’était pas indifférente à la tentative de détruire le peuple juif et qu’elle était capable de demander, elle-même, des comptes à certains des responsables. Mais les audiences soulevèrent de nombreuses questions qui pouvaient se poser pour bien d’autres criminels nazis. Comment se faisait-il que les assassins d’Auschwitz aient été découverts seulement après 1960, alors qu’ils vivaient tous, sauf un, sous leurs véritables identités ? N’y avait-il pas, avant 1963, des preuves et des témoignages suffisants pour arrêter les coupables ?

Le déroulement du procès de Francfort, largement couvert par la presse internationale, a montré que les accusés n’avaient pas le sentiment d’être rejetés par leur peuple, mais d’être les victimes de manoeuvres politiques. Leurs déclarations étaient impudentes. Leurs avocats accusaient les témoins survivants des camps de mentir et de diffamer l’Allemagne. Cet immense crime racial commis à Auschwitz était dénaturé par la façon dont était conduit ce procès.

L’Office central pour l’élucidation des crimes du national-socialisme, à Ludwigsburg, s’est contenté d’être le porte-parole d’une justice allemande critiquée. Jamais il n’a joué réellement le rôle d’aiguillon qu’il aurait pu tenir si tels avaient été le but de ses créateurs ou la volonté de ses dirigeants. C’est ainsi que l’Allemagne s’est évité certains des grands procès historiques de la Solution finale : pas de procès pour Werner Best, le créateur, avec Heydrich, des commandos spéciaux d’extermination ; pas de procès pour Horst Wagner, chargé, aux Affaires étrangères, de lever les obstacles diplomatiques à la déportation de nombreuses catégories de juifs ; pas de procès pour Theodor Ganzenmüller, le sous-secrétaire d’Etat aux Transports, qui a fourni à Eichmann les sinistres trains de la mort […].  »

Faut-il juger les sentinelles ?

 » Il me semble que le message proclamé si clairement à Nuremberg (NDLR : le grand procès des principaux dignitaires du régime, de novembre 1945 à octobre 1946) contre les crimes nazis a été entendu dans le monde occidental. Diverses justices nationales ont continué, longtemps après la fin de la guerre, à diffuser ce message en poursuivant les criminels du IIIe Reich […].

Quant aux sentinelles en poste dans les camps d’extermination, la justice allemande leur demande encore des comptes en 2013. Le postulat nouveau, c’est que ces hommes sont coupables – sauf à prouver qu’ils sont innocents. Or, il n’y a pas de témoins. Pas de documents, non plus, les incriminant directement. Comment ces accusés peuvent-ils se disculper, si longtemps après la guerre ? La Cour fédérale de justice de Karlsruhe aura à décider s’il est possible de juger sur de telles bases.

Nous sommes confrontés à un difficile dilemme. Les victimes veulent qu’on juge jusqu’au dernier moment, jusqu’au dernier souffle du dernier criminel nazi. Seulement voilà : une justice démocratique doit procéder de manière équitable.

Certes, un tribunal de Munich a condamné John Demjanjuk, ancien gardien du camp de Sobibor, à cinq ans de prison en 2011 pour complicité dans l’assassinat de 27 900 juifs. Mais, dans son cas, il existait un document que j’avais fourni, il y a vingt ans, à la justice française : le procès-verbal de l’interrogatoire, par un procureur soviétique, d’un autre gardien de camp ukrainien, Ignat Danilchenko, qui a témoigné avoir servi au côté de Demjanjuk à Sobibor, puis à Flossenburg.

Grâce à ce document, l’accusation avait la certitude, au moins, que Demjanjuk faisait bien partie des gardiens qui poussaient les juifs vers les chambres à gaz.

Pour autant, il ne faut pas oublier que ces hommes, à l’instar de Demjanjuk et de Danilchenko, ont été confrontés à un choix terrible : mourir de faim dans un camp de prisonniers soviétiques ou servir dans un camp de concentration allemand. Etait-ce un véritable choix ? Ils n’étaient pas allemands, ils ne faisaient pas partie des décideurs.

Vis-à-vis de ceux-là, les ordonnateurs de la Solution finale, la justice allemande s’est montrée docile. Elle a agi comme la société le lui demandait. Quand les grands criminels étaient encore de ce monde et qu’il existait des tonnes de documents les accablant, quand les témoins à charge étaient encore vivants, les tribunaux d’outre-Rhin ont préféré ne pas les juger. Et, aujourd’hui, la justice se montre tout aussi docile en envisageant de poursuivre 30 anciens gardes d’Auschwitz…  »

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