La guerre des salaires est annoncée

Olivier Mouton
Olivier Mouton Journaliste

Le coût du travail reste un handicap concurrentiel pour la Belgique. L’économiste Eric De Keuleneer propose de toucher à l’augmentation barémique des salaires. Un nouveau sujet explosif pour la concertation sociale.

C’est comme si nous jouions aux kamikazes dans un environnement extrêmement concurrentiel.  » Jo Libeer, administrateur délégué du Voka, la fédération patronale flamande, a le sens de la formule choc. Son emportement fait suite aux nouveaux chiffres du coût du travail publiés par l’office européen de statistiques Eurostat, la semaine dernière. Et aux recommandations de la Commission européenne, qui invite une nouvelle fois la Belgique à repenser sa politique salariale.

Le constat est implacable. En Belgique, le coût moyen d’une heure prestée s’élève à 37,2 euros. En Allemagne, où la modération salariale est de mise, le coût est de 30,4 euros. Nos deux autres voisins, les Pays-Bas et la France, se situent entre les deux : respectivement 32 et 34,2 euros. Et la tendance ne cesse de se creuser.  » Entre 2008 et 2012, le salaire horaire moyen a augmenté de 13,1 % en Belgique, dénonce Jo Libeer au départ des chiffres d’Eurostat. Aux Pays-Bas, cette hausse a été limitée à 7,5 %, en Allemagne à 9,1 % et en France à 9,5 %.  »

Conclusion du patronat flamand :  » Le politique commence à comprendre que cette situation joue un mauvais tour à nos entreprises. Mais les solutions structurelles restent absentes.  » La pression du Nord est maximale. Ce n’est pas la seule.

De Keuleneer :  » L’augmentation barémique a des effets pervers  »

L’économiste Eric De Keuleneer, professeur à la Solvay Brussels Schools, s’alarme lui aussi de cette situation. En exclusivité pour Le Vif/ L’Express, il propose une révolution dans la façon dont nos salaires sont composés.

 » Tout d’abord, dit-il, il faut réduire l’écart entre le brut et le net. On finance en grande partie la sécurité sociale par les charges sociales et c’est intenable : les cotisations patronales mangent entre 30 à 40 % du salaire brut et les travailleurs supportent eux-mêmes 13 % du tout. Oui, cela réduit notre force concurrentielle au niveau international et cela crée un appel d’air pour le travail au noir dans de nombreux secteurs comme l’Horeca ou la construction, mais aussi pour le travail gris, ces quelque 380 000 personnes actives chaque année en Belgique sous des contrats d’emploi étrangers.  » Des solutions existent pour financer différemment la sécurité sociale, dit-il : une meilleure perception de l’impôt sur la société ou du précompte, une augmentation des accises sur le tabac ou l’alcool… Il faut y travailler d’urgence.

Mais l’autre sujet à aborder d’urgence, explosif, c’est l’augmentation automatique des salaires. Pas l’indexation liée à l’inflation, spécificité belge souvent pointée du doigt par les institutions internationales, insiste- t-il.  » Ce n’est pas le problème majeur. On constate que dans tous les pays, même sans un tel système, les salaires évoluent avec l’inflation. Notre indexation automatique rend plus difficile les corrections quand il y a des excès, c’est vrai, mais à mes yeux, le vrai problème structurel se trouve ailleurs.  »

Pour Eric De Keuleneer, c’est l’augmentation barémique des salaires qu’il convient de remettre en question ! Un fameux pavé dans la mare : il s’agit de la clé de voûte du système de rémunération des cadres et des employés.  » En fonction des secteurs et des conventions collectives, cela génère des augmentations salariales systématiques de 1 à 2 % chaque année ! A partir de 45-50 ans, les travailleurs deviennent de plus en plus chers sans que cela corresponde nécessairement à un accroissement de leur productivité. Le résultat, c’est qu’à partir de 55 ou 60 ans, ils sont de moins en moins nombreux à avoir un emploi dans le secteur privé.  »

 » On peut discuter à perte de vue de l’équité de cette mesure, considérer que c’est normal, que ces travailleurs ont plus d’expérience…, prolonge-t-il. Ce que je constate, c’est que cela a des effets pervers parce que cela accroît mécaniquement chaque année le coût salarial d’une entreprise dont le personnel est stable. Et c’est une incitation aux prépensions. Régulièrement, lors de plans de restructuration, les entreprises ciblent les plus chers.  »

Concrètement, Eric De Keuleneer suggère que l’on plafonne les salaires au-delà d’un certain âge.  » Cela ne signifie pas qu’on ne pourrait plus les augmenter. Mais il faut abandonner ce caractère rigide et obligatoire, introduire beaucoup plus de flexibilité, récompenser le mérite. Les partenaires sociaux devraient se pencher d’urgence sur cette question. Jusqu’à présent, on ne les entends pas beaucoup, la concertation est complètement figée. Du côté syndical, on peut comprendre qu’ils ne soient pas demandeurs. Mais du côté patronal, on a parfois l’impression que la FEB est beaucoup plus accrochée aux intérêts notionnels qu’à un financement alternatif de la sécurité sociale ou à une révision de la composition des salaires.  »

Syndicats :  » Le patronat veut des salaires Kleenex  »

Myriam Delmée, vice-présidente du Setca (Syndicat socialiste des employés, techniciens et cadres de la FGTB), défend cette augmentation barémique des salaires.  » Rares sont les secteurs et les entreprises où il y a une augmentation barémique jusqu’en fin de carrière, dit-elle. Généralement, cette augmentation est limitée à vingt ou vingt-cinq ans. Dans les faits, à partir de 45 ou 50 ans, il n’y a pratiquement plus d’augmentation barémique, seulement l’effet de l’index. Ce n’est pas forcément vrai de dire que l’on s’en prend aux salaires les plus élevés en cas de licenciement parce que l’indemnité de départ est plus élevée. Dans le cas d’une restructuration, c’est différent parce que l’employeur peut demander à payer un préavis réduit de six mois pour les prépensionnables. Un effet pervers ? Non. Je considère au contraire que laisser partir des gens en prépension reste un licenciement « soft ».  »

 » Quand on regarde objectivement les chiffres, on constate que la plupart des prépensionnés sont issus du monde ouvrier, ce qui prouve que cela n’a rien à voir avec l’augmentation barémique « , complète Claude Rolin, secrétaire général de la CSC.

Les syndicalistes reconnaissent que ce sujet sensible représente une bombe à retardement pour la concertation sociale s’il devait être abordé dans le cadre des négociations actuelles sur l’harmonisation du statut entre employés et ouvriers. Les modèles de rémunération sont aujourd’hui très différents : les ouvriers reçoivent un montant plus élevé en début de carrière avec une évolution linéaire tandis que les employés voient leur rémunération augmenter de façon régulière tout au long de leur carrière.  » Je dis bonne chance pour trouver un modèle unique qui convienne à tout le monde, dit Myriam Delmée. Pour le moment, on évite encore le sujet. Mais que se passera-t-il si le gouvernement exige un statut unique et nous demande de nous débrouiller pour y arriver ? L’objectif à peine caché du patronat, c’est évidemment de privilégier une unification autour de la rémunération la plus basse. Ils veulent des « salaires Kleenex ».  »

 » Nous ne sommes pas du tout demandeurs d’une telle discussion, acquiesce Claude Rolin. On sait que l’objectif est d’aller à la baisse des salaires. C’est en ou-tre mal poser les termes du problème. Nous sommes prêts à parler d’un financement alternatif permettant de faire baisser le coût du travail. Mais il convient de défendre le pouvoir d’achat, crucial en cette période de crise qui se prolonge. Sinon, on risque d’accentuer les effets récessifs. On présente souvent l’Allemagne comme un modèle, mais elle exerce du dumping social, se porte bien au détriment des autres et, surtout, c’est un pays où augmente la pauvreté.  »

Myriam Delmée fustige encore l’attitude des entreprises par rapport à la nécessité d’augmenter le taux d’emploi des plus de 55 ans.  » Souvent, elles en ont une image très caricaturale, elles considèrent qu’il s’agit de personnes qui ne sont plus assez productives, qui ne s’adaptent pas aux nouvelles réalités… Encore faut-il qu’elles aient tout simplement envie de les faire travailler. Oui, on pourrait gérer différemment la fin de carrière. Mais il existait un crédit-temps pour les 50 ans et plus, ce qui leur permettait de s’en aller en douceur. L’une des premières décisions du gouvernement Di Rupo a été de reporter cette possibilité à 55 ans.  »

On notera aussi que le gouvernement a consenti diverses réductions des charges patronales sur les appointements à partir de 54 ans.

FEB :  » La réforme des salaires est inéluctable  »

Bart Buysse, directeur général de la Fédération des entreprises de Belgique, confirme pourtant au Vif/L’Express : le patronat est demandeur d’une réforme des salaires et entend bien taper sur ce clou.

Il épingle très clairement les sources du mal : l’indexation des salaires et l’augmentation barémique linéaire tout au long de la carrière. Oui, la FEB demande que l’on revoie le système !  » Dans les pays européens compétitifs, d’autres formules existent qui prévoient par exemple une augmentation des salaires plus rapide entre 30 et 40 ans, une hausse moins rapide entre 40 et 50 ans puis une stabilisation, voire une réduction (NDLR : tableau ci-dessus), ce que nous ne demandons pas. Notre première piste de travail consisterait à mettre en place d’autres formes d’augmentations salariales liées au mérite, aux résultats, à la productivité…  »

Cette demande, dit-il, a déjà été formulée dans le cadre des négociations sectorielles.  » Mais le seul changement qui a été opéré, en raison de la résistance des syndicats, c’est le remplacement de l’âge par l’ancienneté, ce qui revient pratiquement au même.  » Pourtant, conclut-il, cette réforme est inéluctable.  » Parce que cela répondrait a trois exigences : le coût du travail est trop élevé en Belgique, il faut augmenter le taux d’emploi des plus de 50 ans et poursuivre l’harmonisation des statuts ouvriers/ employés sur le plan salarial.  »

Il dément que le patronat a une vision caricaturale des travailleurs de plus de 50 ans.  » Nous n’avons jamais dit que ceux-ci ne sont plus productifs, dit-il. Ce que nous constatons, c’est qu’à partir d’un certain âge, la rémunération augmente de façon plus importante que la productivité. Cet effet linéaire est intenable. Oui, c’est un frein à l’embauche ou un encouragement aux prépensions.  »

La guerre des salaires est bel et bien annoncée. A quelle échéance ?  » La première phase de l’harmonisation des statuts, qui ne concerne pas les salaires, devrait se terminer début juillet, conclut-il. Nous attendons par ailleurs les propositions du gouvernement fédéral étant donné que la concertation sociale est quasiment à l’arrêt. Nous verrons ce que l’on y trouvera. Mais on ne peut plus laisser cette question salariale de côté.  »

OLIVIER MOUTON

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