La grande déflagration

Un chef de l’Etat enregistré par son propre conseiller, un ex-président écouté par la justice. Un quinquennat revisité à l’aune de deux incroyables affaires. Un retour (au moins) contrarié pour celui qui se met en piste pour 2017. En quelques jours, le paysage a changé pour l’éternel candidat.

Au commencement était le verbe, et à la fin, aussi : l’histoire politique retiendra peut-être que Nicolas Sarkozy a perdu toute chance de revenir dans la course présidentielle de 2017 pour quelques paroles fatales échangées avec son avocat et interceptées par des policiers. Une fois de plus, en tout cas, le glaive de la justice devient une épée de Damoclès pour l’ancien chef de l’Etat français. Soupçonné de trafic d’influence, le voici visé par une enquête aussi rapide – ouverte le 26 février, elle a déjà connu des avancées notables – que spectaculaire – les perquisitions, révélées par L’Express, réalisées chez Thierry Herzog, avocat de l’ancien président, et chez Gilbert Azibert, magistrat de la Cour de cassation, sont une action rarissime chez les gens de robe.

Si Nicolas Sarkozy était mis en examen dans cette nouvelle affaire, il s’engagerait dans une procédure longue, et l’agenda judiciaire deviendrait la grille de lecture du calendrier politique. Sans compter que les juges, déterminés à ne pas voir leur démarche suspendue pendant cinq ans par une éventuelle réélection du  » suspect « , mettraient les bouchées doubles.

Dans la féroce bataille pour le pouvoir, rien n’est un hasard. Le calendrier de ces révélations, en pleine période électorale, alors qu’il est de tradition d’observer une trêve de deux mois environ avant un scrutin, laisse dubitatif. Même Jacques Médecin, quand il était maire de Nice, en a bénéficié du temps de son inculpation dans plusieurs affaires judiciaires. Troublante aussi, cette insistance des magistrats à ne pas épargner Nicolas Sarkozy : il n’a cessé, comme ministre de l’Intérieurpuis comme président de la République, de défier leur corporation. C’est être naïf que d’ignorer cette conjoncture. Si le dossier Azibert fait long feu, comme l’affaire Bettencourt, la droite aura beau jeu de crier au complot politique. Et Thierry Herzog de soulever quelques questions. D’abord, sur le tempo : comment expliquer que la toute nouvelle procureure du parquet financier national, Eliane Houlette, nommée en Conseil des ministres, se saisisse d’un premier dossier dont l’un des protagonistes est l’ancien chef de l’Etat ? Deuxièmement, sur les conditions d’ouverture de cette information judiciaire, exceptionnelles : Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog sont sur écoutes depuis 2013, comme l’a révélé Le Monde. Voilà sans doute un point faible de l’instruction que Me Herzog a déjà attaqué : au nom des droits de la défense, la confidentialité des échanges entre avocats et clients est garantie. Sauf si des soupçons suffisants d’infraction pénale pèsent sur l’avocat, indique une jurisprudence de la Cour de cassation. Il va donc falloir prouver que Thierry Herzog est un avocat malhonnête… Troisièmement, sur le rôle déterminant d’un juge dans ce dossier, Serge Tournaire.

Travaillant au pôle financier, ce magistrat traite de la plupart des affaires sensibles, notamment celles mettant en cause l’ancien président de la République. C’est en écoutant les conversations de Nicolas Sarkozy, dans le cadre d’une enquête sur un éventuel financement de sa campagne de 2007 par la Libye, qu’il le soupçonne de trafic d’influence : l’ancien hôte de l’Elysée et son avocat Thierry Herzog auraient cherché à obtenir des informations confidentielles de Gilbert Azibert, puis à intervenir en faveur de ce dernier pour sa nomination à un poste de prestige dans la principauté de Monaco. Selon nos informations, l’ancien président de la République a constitué une petite équipe de hauts fonctionnaires, policiers et magistrats, qui l’alertent sur les dossiers sensibles comme sur les sujets de fond. Azibert en fait-il partie ? En tout cas, le juge Tournaire le soupçonne d’avoir fourni des indications à Nicolas Sarkozy sur l’issue d’une affaire qui le préoccupe beaucoup : le sort que la justice entend réserver à ses agendas professionnel et privé. Ces documents ont été saisis dans le cadre de l’affaire Bettencourt. Si celle-ci s’est terminée par un non-lieu, les agendas pourraient jouer un rôle précieux dans l’affaire de l’arbitrage Tapie-Crédit lyonnais.

En gestionnaire avisé, Tournaire aime bien la mutualisation des dossiers : les pièces qu’il découvre dans le cadre d’une affaire, il peut les utiliser dans une autre. En principe, chaque cas a son juge. L’information ne circule pas entre magistrats, sauf demande expresse. Le juge intéressé par les documents d’un collègue doit effectuer des actes précis pour les obtenir. En cumulant les affaires, Tournaire peut contourner cette exigence. Sur le fond, il aura toutefois du mal à prouver le trafic d’influence. Notamment parce que la principauté de Monaco a démenti toute intervention.

Les juges s’intéressent trop à Sarkozy ? Sarkozy, lui, s’intéresse… à la justice. Savoureuse coïncidence, le 10 février, l’ex-président déjeune avec des huissiers. C’est du sérieux : les convives parlent de l’étroitesse des marges budgétaires, des problématiques du greffe, du rôle d’appui du privé, etc. Deux jours plus tard, Le Point révèle que Patrick Buisson, précieux conseiller en sondages et stratégie, a enregistré des heures de conversations lors de réunions, notamment à l’Elysée. Nicolas Sarkozy n’est pas surpris : quelques jours plus tôt, Alain Bauer, conseiller en sécurité, franc-maçon et proche de tous les pouvoirs, lui avait annoncé la nature et l’imminence des révélations.

Cette fois, Sarkozy ne peut blâmer personne d’autre que lui. Ayant privilégié le clanisme pour conquérir le pouvoir, il en subit les vicissitudes : les secrets et turpitudes de ses proches le mettent en cause lui-même, puisqu’il les a sélectionnés un à un, nimbés de sa confiance, et associés aux choix décisifs pour l’Etat et le pays. Alors, logiquement, dans un premier temps, les sarkozystes cherchent à éviter la déflagration. Sarkozy et Buisson se rencontrent le 11 février, la veille des révélations. Pourtant, Michel Gaudin, directeur du cabinet de l’ex-chef de l’Etat français, présent à ce rendez-vous, affirme que les deux hommes n’ont pas évoqué le sujet. En réalité, ils en ont parlé, mais, à ce stade, le clan tente de minimiser l’événement.

Au début du quinquennat, Patrick Buisson a envisagé d’écrire un livre sur la présidence

A la mi-février, Buisson lui-même s’interroge devant un visiteur.  » Laisser penser qu’il y a des enregistrements, est-ce que cela me nuit ?  » Il reste sûr de lui, de ses analyses. Non, il ne cherche pas un rôle auprès de l’ancien président. Non, il ne se situe pas dans ce qu’il appelle une  » logique de restauration « . Non, sa préconisation de 2012 n’était pas mauvaise. D’ailleurs, remarque-t-il, Sarkozy a dû aller chercher, entre les deux tours de la dernière présidentielle, plus d’électeurs qu’entre les deux tours de celle de 2007. Et il le démontre, chiffres à l’appui.

Raconter la présidence Sarkozy dans un livre, il l’a envisagé : au début du quinquennat, des conversations approfondies ont eu lieu avec Richard Ducousset, patron d’Albin Michel. Aujourd’hui, il estime que l’émergence d’un peuple de droite et d’ultradroite – ces  » forces hors les murs « , selon son expression – invalide la stratégie dite du rassemblement, le nouveau credo de Sarkozy. Alors, quand le candidat au retour vante le  » progrès  » devant ses interlocuteurs, y compris des représentants de la Manif pour tous, Buisson bout. Cette idée de progrès est de l’autre côté de lui-même.

Jusqu’à la révélation des enregistrements, Sarkozy, qui voit moins son ancien conseiller, s’inquiète régulièrement de son état. Il se sent redevable. Au lendemain de la défaite de 2012, alors qu’il n’a plus envie de voir grand monde, il l’invite même à le rejoindre au Maroc – Buisson préfère refuser. Et ruminer. Dans sa ligne de mire, notamment, le consultant en stratégie d’opinions Pierre Giacometti, l’homme qui monte désormais dans l’entourage de l’ex-président, celui qui a assisté – signe révélateur – à un déjeuner entre Nicolas Sarkozy et l’ancien ministre français du Travail Xavier Bertrand, le 8 janvier. Buisson ne digère pas de devoir s’expliquer sur les sondages de l’Elysée. Il a compté le nombre de contrats publics que la société de Giacometti a signés pendant le dernier quinquennat. Alors, s’il y a instruction dans son affaire de sondages à lui, il exposera celle des autres…

Après Claude Guéant, voici Patrick Buisson éliminé : le sarkozysme n’a plus de bras ni de cerveau

Le 4 mars, Le Canard enchaîné et Atlantico confirment l’existence des enregistrements et en diffusent des extraits. Le lendemain, Nicolas Sarkozy déjeune avec plusieurs députés rhônalpins, rue de Miromesnil, à Paris. A aucun moment, il n’évoque l’affaire. Il lâche juste cette phrase :  » On n’est jamais trahi que par ses amis.  » Jusque-là craint et respecté, Buisson devient  » l’autre « . Celui qui a façonné le quinquennat peut contribuer à le défaire, si de nouveaux extraits, compromettants, étaient diffusés. Personne n’est dupe : la riposte de Sarkozy – porter plainte contre les enregistrements clandestins de ses conversations – vise non pas à protéger sa vie privée, mais à éviter des révélations gênantes.

Après Claude Guéant, voici Patrick Buisson éliminé : le sarkozysme n’a plus de bras ni de cerveau. Avec l’affaire Herzog-Azibert, il n’a peut-être plus de secrets : la transcription des conversations du président figure-t-elle en bonne place sur le bureau de l’actuel ministre de l’Intérieur ?  » Du temps d’Hortefeux (ministre de l’Intérieur de 2009 à 2011), tout lui remontait, se rappelle un conseiller ministériel de l’époque. Il n’y a pas de raison que cela soit différent aujourd’hui.  »

Si les juges ne le mettent pas en examen, encore Nicolas Sarkozy devra-t-il reconstruire une équipe et une stratégie. Et un parti, car l’UMP n’est plus en état de rassembler une majorité de Français. Or l’ancien président est entouré de bêtes blessées. Patrick Buisson, détenteur de tant de secrets, n’est pas décidé à se laisser abattre.  » La vie est une lutte et la politique, un combat « , aime-t-il dire. Jean-François Copé, entraîné chaque jour un peu plus vers les tréfonds de l’impopularité et les soupçons d’affairisme (voir page 66), devient chaque jour un peu moins sarkozyste.  » Chacun sa merde !  » balance l’un de ses proches. Le patron de l’UMP ne comprend pas le silence de l’ex-président après sa mise en cause dans une éventuelle surfacturation de la campagne de 2012. Sarkozy ne devrait-il pas lui être reconnaissant après tout ce qu’il a fait pour lui, à commencer par empêcher François Fillon de prendre le parti ? Fillon, encore une bête blessée. A des élus qui mettent en doute sa volonté d’affronter Sarkozy il assure qu’il s’y prépare. Buisson est un bon stimulant : le député de Paris n’a pas aimé la part prise par ce conseiller durant la campagne, il n’a pas oublié que Buisson s’est cru tout permis, au point de s’être assis dans le fauteuil réservé au Premier ministre, le 6 mai 2012, à l’Elysée, lors d’une ultime réunion autour du président battu. Alain Juppé, lui non plus, n’est pas fan de Buisson : en 2011, c’est lui que Sarkozy avait envoyé voir le ministre des Affaires étrangères de l’époque pour sonder ses intentions élyséennes et lui faire comprendre que jamais le peuple de France ne l’élirait.

Pour la première fois depuis 2002, le candidat Sarkozy ne tient plus son destin entre ses mains : outre la réussite ou l’insuccès de la gauche au pouvoir, il dépend des révélations sur le quinquennat écoulé, de la capacité de l’UMP de ne pas imploser et, surtout, de la détermination des juges. Dans l’affaire Azibert, en plaçant sur écoutes un ancien président de la République, son avocat et deux anciens ministres, ils ont déjà montré qu’ils n’en manquaient pas. Entretenu avec soin depuis deux ans, le feuilleton du retour annoncé risque de finir en fantasme.

Par Christophe Barbier, Pascal Ceaux, Corinne Lhaïk et Eric Mandonnet, avec Benjamin Sportouch

L’ex-président a constitué une équipe de hauts fonctionnaires qui l’alertent sur des sujets sensibles

La riposte de Nicolas Sarkozy vise non pas à protéger sa vie privée, mais éviter des révélations gênantes

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire