La frilosité belge
Le martyre des chrétiens d’Orient laisse de glace une bonne partie du monde politique belge. L’Eglise fait profil bas. Pourquoi ce manque de solidarité ?
Une véritable terreur s’est abattue sur le nord de l’Irak. L’une après l’autre, les villes tombent aux mains des djihadistes de l’Etat islamique (EI), bien décidés à imposer leur foi et leurs lois. Environ 200 000 chrétiens et membres d’autres minorités, comme les yezidis, sont chassés, certains réduits en esclavage, voire massacrés. Parfois de la pire des façons : égorgés, décapités, enterrés vivants. Les églises sont occupées, détruites, de précieux parchemins sont brûlés. Ces abominations ne sont pas neuves. Pourtant, personne n’a évoqué jusqu’à présent la fameuse » responsabilité de protéger « , qui avait justifié, en 2011, l’intervention occidentale en Libye, quand Benghazi et ses insurgés étaient menacés par les troupes de Kadhafi.
Alors que Mossoul a été conquise le 10 juin, il a fallu attendre deux mois pour que l’Union européenne sorte de sa torpeur estivale. » Nous condamnons fermement les dernières attaques du soi-disant Etat islamique et d’autres groupes armés en Irak « , a déclaré la chef de la diplomatie européenne, Catherine Ashton. Les Etats-Unis ont décidé de s’engager militairement pour défendre leurs intérêts, en pilonnant quelques positions des djihadistes et en envoyant du matériel militaire aux autorités kurdes. La France et le Royaume-Uni larguent des biens de première nécessité aux fugitifs, laissant aux troupes kurdes le soin de les protéger et, peut-être, de reprendre les territoires conquis par le califat. L’Iran a offert son aide. De quoi chambouler les alliances dans la région.
L’embarras diplomatique est patent. Etats-Unis, France et Royaume-Uni reçoivent en pleine face le retour de leurs politiques erratiques dans ce monde arabe compliqué. L’invasion américaine en Irak en 2003 (sans l’aval de la Belgique) n’a pas fini de produire ses effets délétères. Non seulement ces pays ont joué aux apprentis sorciers de la démocratie, avec des opérations militaires sans vision stratégique, mais ils ont noué des relations perverses avec des monarchies du Golfe, qui apportent du combustible aux conflits syrien et irakien.
La Belgique aurait pu se démarquer de cette incohérence. Mais non. Alors que le gouvernement belge avait décidé, en 2011, d’envoyer des F-16 en Libye afin de protéger les civils menacés par Kadhafi, il n’a pris, en 2014, aucune mesure concrète pour aider les minorités d’Irak. En Syrie, on n’a cessé d’encourager une opposition disparate sans trop se soucier des extrémistes en son sein qui, entre-temps, ont proliféré. Avec, au bout du compte, le même résultat : de la Libye à l’Irak et à la Syrie, les minorités chrétiennes sont obligées de fuir ou de se cacher.
» Un sentiment de gêne »
Aujourd’hui, c’est un silence assourdissant qui prévaut dans les travées de nos parlements, comme dans les milieux associatifs ou académiques. Pourquoi cette frilosité qui confine à l’abandon pur et simple de populations en détresse ? » Les chrétiens orientaux considèrent les pays européens comme leurs alliés naturels, rappelle le député flamand Ward Kennes (CD&V) au Vif/L’Express. En 2011, il avait fait adopter à l’unanimité une résolution en leur faveur au Parlement flamand. » Si nous ne prenons pas notre responsabilité personne ne le fera à notre place, poursuit-il. Or, je constate même un sentiment de gêne chez beaucoup de Belges par rapport à la défense des droits fondamentaux des minorités chrétiennes. »
Malgré les récentes déclarations très fermes du pape François, l’Eglise belge semble tétanisée à l’idée de prendre une position trop en pointe. Rien de tel en France, où l’épiscopat et les autorités politiques se sont exprimés sur la question de favoriser ou non l’émigration des chrétiens persécutés. Là, pas de fausse honte à se sentir concernés. Chez nous, c’est l’embarras qui domine. » Se solidariser avec les chrétiens parce qu’on partage la même religion, cela me met mal à l’aise, reconnaît Nicolas Bossut, secrétaire général de Pax Christi Wallonie-Bruxelles. Je ne me sens pas plus proche d’eux que d’autres populations qui souffrent. Nous ne sommes pas un syndicat corporatiste. » Selon lui, il serait contreproductif de protéger les chrétiens en tant que chrétiens » car, ce serait faire le jeu de l’Etat islamique. Ces gens sont là depuis deux mille ans, ils ont beaucoup plus à partager avec leurs voisins musulmans qu’avec nous. »
La prudence de l’Eglise belge tient aussi à sa peur d’être instrumentalisée. Et cela déteint sur les organisations qui lui sont proches. » Même si les chrétiens d’Orient sont menacés, cela ne fait pas d’eux des saints ou des anges, enchaîne Nicolas Bossut. Les responsables de nombreuses Eglises orientales ont largement soutenu les régimes autoritaires. » Sur la question syrienne, des querelles épiques ont opposé, d’un côté, ceux qui martelaient que la dictature constituait un moindre mal car elle protégeait les minorités, et de l’autre, ceux qui estimaient que ne pas la dénoncer était s’en rendre complices. Ce clivage s’est cristallisé un moment dans deux personnages emblématiques de l’Eglise en Syrie. D’un côté, le père jésuite italien Paolo dall’Oglio, fondateur du monastère de Mar Moussa, au nord de Damas, qui a disparu en zone rebelle en 2013. De l’autre, mère Agnès-Mariam, libanaise et supérieure du monastère de Mar Yacoub, près de Homs, considérée par beaucoup comme un pantin du régime. Le premier arguait que la révolution syrienne est authentique, nourrie par une implacable répression. Mère Agnès-Mariam soutenait, elle, que la révolution était instrumentalisée par des puissances étrangères et n’avait servi qu’à détruire la Syrie et à faire émerger les djihadistes… Reconnu pour son franc-parler, le père Paolo en était arrivé à défendre lui-même les combattants djihadistes. Ironie de l’Histoire, le religieux a vraisemblablement été la victime de ceux qu’il encensait naïvement.
L’Eglise le dos au mur
Une dimension belge s’ajoute à ce malaise. L’Eglise dirigée par l’archevêque André-Joseph Léonard a été déstabilisée en 2010 par les affaires de pédophilie. Elle n’est plus, comme en France, un partenaire vigoureux du débat public. Ce qui ne l’empêche pas de se solidariser, sur le terrain, avec les membres des minorités religieuses chrétiennes vivant en Belgique (syriaques, chaldéens, coptes, maronites, melkites, arméniens), environ 30 000 personnes. En témoigne, le 28 juillet dernier, l’ouverture de la basilique nationale de Koekelberg aux minorités religieuses vivant à Bruxelles, pour la plupart non-catholiques, après la chute dramatique de la ville de Mossoul. L’évêque auxiliaire de Malines-Bruxelles, Jean Kockerols, y était présent, avec 3 000 fidèles. Le 15 août, les évêques de Belgique ont invité toutes les paroisses à organiser une collecte spéciale pour les chrétiens d’Irak, de Syrie et du Moyen-Orient. L’Eglise protestante unie de Belgique propose à ses fidèles de verser de l’argent à la Société biblique d’Irak. Mais la mobilisation ne va guère plus loin. » Si ça continue comme ça, il n’y aura plus de chrétiens sur les terres historiques du Christ « , se désole le prêtre orthodoxe Guy Fontaine, de Liège.
Ce sentiment d’impuissance est renforcé par la crainte de faire pire que bien en se rangeant aux côtés des Arabes chrétiens. » Le risque est réel, observe Ward Kennes, que toute ingérence militaire de l’Occident renforce l’idée totalement fausse que les chrétiens orientaux sont une cinquième colonne de l’Occident en terre d’islam. Ils sont autant arabes et orientaux que leurs frères et soeurs islamiques. A l’exception du Liban, ils n’ont pas de milices pour se défendre. Ils n’ont que leur foi, leurs prières, le respect des droits de l’homme. Et nous… » Sont-ils victimes de l’équivalent chrétien de l’antisémitisme ? » La nouvelle christianophobie consiste à appliquer les griefs antijuifs classiques aux chrétiens, explique Alexandre del Valle, auteur de Pourquoi on tue des chrétiens dans le monde aujourd’hui ? La nouvelle christianophobie (Toucan, 2011). Aujourd’hui, en Irak, en Egypte ou en Turquie, le chrétien c’est celui qui a de l’argent, c’est celui qui pervertit la société, c’est le mauvais citoyen, c’est aussi celui qui exploite les bons musulmans… » Pourtant, en Syrie ou au Liban, le chrétien est aussi perçu comme celui qui peut faire le pont entre des communautés différentes.
Didier Reynders sort du bois
Et du côté politique ? Le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders (MR) est sorti de son long silence le 31 juillet dernier. Après avoir reçu une délégation de représentants du nouveau comité de soutien aux chrétiens d’Orient, il a condamné les » exactions et crimes » commis par l’Etat islamique et appelé à la mobilisation de toutes les composantes religieuses et philosophiques du pays. » Celles-ci doivent dénoncer les violations de la liberté de religion ou de conviction dans le monde arabe afin que les chrétiens d’Orient, mais aussi les autres confessions, puissent bénéficier des mêmes droits et protections que les musulmans et les juifs en Belgique « , a-t-il insisté.
Au sein des partis francophones, c’est le calme plat. Hormis un statut Facebook publié par le conseiller communal liégeois Hassan Bousetta, le PS n’a pas pris de position officielle, ni même Ecolo. Interrogé par Le Vif/L’Express, le député Philippe Blanchart (PS), membre de la commission Affaires étrangères au Parlement, juge cependant la situation » intolérable » et pense, » comme les musulmans modérés « , qu’il faut défendre les minorités chrétiennes là où elles sont. » Les gouvernements occidentaux doivent montrer l’exemple et venir en aide à ces populations honteusement persécutées, ajoute-t-il. Il y a de plus en plus de musulmans en Europe et à Bruxelles, où ils sont bien accueillis. Ce n’est pas pour accepter la terreur ailleurs. Le gouvernement doit envoyer un signal. On parle de la Palestine tous les jours, mais il faut se préoccuper aussi de ces 200 000 réfugiés. »
Professeur à la faculté de théologie de l’université de Lille et directeur du bulletin Solidarité-Orient, Christian Cannuyer regrette toutefois que les musulmans ne se manifestent pas davantage en faveur des chrétiens brimés en terre d’islam. » Les savants et les oulémas d’Irak, l’université égyptienne d’al-Azhar, des gouvernements arabes ont protesté, rappelle-t-il. On aimerait, toutefois, une visibilité plus grande des musulmans qui contestent le califat islamique. Moi qui suis très engagé dans la défense du peuple palestinien, je suis choqué par les différences de réactions. »
Une affaire de société
Seul élément notable, mais il date d’avril 2014 : une résolution de Georges Dallemagne (CDH) demandant au gouvernement de » condamner sans réserve et avec la plus grande fermeté la mort des chrétiens d’Égypte, de Syrie, de Libye et d’Irak « . Elle a été cosignée par le MR, l’Open VLD, le CD&V, le CDH et la N-VA. Les vacances empêcheraient-elles les politiques de se profiler sur la question ? Joëlle Milquet, Georges Dallemagne et Hervé Doyen (CDH) étaient toutefois présents à la cérémonie de Koekelberg, le 28 juillet. La manifestation du 6 août, place du Luxembourg à Bruxelles, était un peu plus panachée, avec Zoé Genot (Ecolo), une députée FDF, un Vlaams Belang, quelques CDH… Pas de PS ou de MR. Le 8 août, deux députés de la N-VA, Peter De Roover et Zuhal Demir ont écrit une lettre ouverte à Didier Reynders pour le presser de prendre des initiatives en faveur des yezidis et des Assyriens. » Je suis choqué par la faiblesse des réactions belges et internationales « , déclare Georges Dallemagne au Vif/L’Express. La présence de l’extrême droite et de quelques traditionnalistes chrétiens, défenseurs attitrés des chrétiens d’Orient et contempteurs de l’islam, refroidirait-il certains ? » Leur cause mérite mieux que des accents de Croisade « , souligne Christian Cannuyer.
En toile de fond de cet abandon, on retrouve la crainte des Occidentaux de ranimer les guerres de religion après les sanglantes campagnes d’Afghanistan et d’Irak, mais aussi le reniement de l’Europe à l’égard de ses » racines chrétiennes » qui ont finalement été évacuées du projet de Constitution européenne. Or, » l’avenir des chrétiens au Moyen-Orient n’est pas une affaire chrétienne ou d’Eglise, souligne Mgr Bonny, évêque d’Anvers et référent pour les relations avec les Eglises d’Orient. C’est aussi et surtout une affaire de société, qui nous concerne tous en tant que citoyens européens. »
Inscrite par les djihadistes sur les maisons des chrétiens à Mossoul, la lettre noun est la première de Nasrani, Nazaréen, le nom que les Arabes donnent aux chrétiens et, par extension, aux Européens, avec une dimension péjorative. Pour le député CD&V Ward Kennes, » ce qui se passe en Syrie et en Irak aujourd’hui nous rappelle les moments les plus sinistres de l’histoire européenne et n’est pas très différent du nazisme qui préconisait une Europe Judenfrei « . Son message est limpide : à la guerre, il ne faudrait pas ajouter la honte de l’inaction.
Par Marie-Cécile Royen et François Janne d’Othée
L’Eglise belge n’est plus, comme en France, un partenaire vigoureux du débat public
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