La folie des blogs

Dix ans après leur naissance, les blogs se multiplient de plus en plus. Ils ont dépassé l’image du simple nombrilisme en ligne. Certains sont devenus des références. Une révolution de l’information est-elle en marche ? L’expression publique, en tout cas, a changé de tournure. Le blog est un formidable instrument démocratique. Visite guidée de la blogosphère.

Un phénomène, le blog de Paul Jorion ! Durant le mois d’août dernier, www.pauljorion.com/blog a reçu plus de 150 000 visites, contre à peine 16 000 à la même période en 2008. Pas mal pour un  » petit  » Belge, même  » exporté  » ! Cet anthropologue et sociologue, qui a étudié et enseigné à l’ULB, habite aujourd’hui à Los Angeles. Il vit uniquement de ses droits d’auteur et des contributions des internautes sur son blog. Et ça marche : les donations qu’il reçoit par PayPal s’élèvent, en moyenne, à 2 500 euros par mois.

En le rétribuant, les internautes permettent à cet intellectuel, qui a travaillé pendant dix ans pour des banques belges, françaises et américaines, de garder son indépendance, y compris vis-à-vis de la pub. Dans son blog qui reste libre d’accès et qui n’affiche aucune bannière commerciale, Paul Jorion livre des analyses percutantes sur l’univers financier. Ses posts (billets) connaissent un tel succès, en ces temps de crise bancaire, que leur auteur tient désormais une chronique dans Le Monde économique et est interviewé par les grands médias français et belges (lire l’encadré p. 42).

Cette success story est à l’image de l’évolution de la blogosphère. En effet, cette dernière ressemble à une bulle de savon qui n’arrête pas de gonfler. Les chiffres sont hallucinants. Le moteur de recherche Technorati, qui recense le nombre de blogs ouverts depuis 2002 dans le monde entier, en comptait 5,3 millions, fin 2004, et… 133 millions, fin 2008.  » On peut même considérer les réseaux sociaux tel Facebook et, évidemment, Twitter comme une forme dérivée du blogging, affirme Olivier De Doncker, assistant en communication à l’ULB. Le principe est le même : il s’agit de produire du contenu spontané qui appelle à être commenté.  »

Les blogs sont tellement nombreux, mais aussi éphémères, qu’il existe des cimetières de blogs. Sur lecimetieredesblogs.blogspot. com, on se repère carrément par allée et par caveau.  » La durée de vie moyenne d’un blog est de six mois « , constateJulie Opstaele chez SkynetBlogs qui enregistre entre 2 000 et 3 000 nouveaux blogs chaque mois.

Dix ans après la naissance des premiers weblogs ( lire l’encadré p. 44), la profusion est telle que toute tentative de classement reste vaine. Des annuaires ont néanmoins vu le jour, avec une classification thématique (actualité, culture, cuisine, humour…) ou technique (vidéos, photos, radio…). Mais ils se révèlent souvent confus et inadaptés aux contenus des blogs qui, la plupart, enjambent différents thèmes, alliant textes, sons et images. Certains sites proposent un classement selon l’audience des blogs. L’exemple le plus connu, chez nous : les Skyblogstars, promus chaque semaine par la plate-forme Skyblogs.

Au début, les blogs étaient surtout un phénomène jeune. Territoires virtuels au sein de la tribu adolescente, les blogs permettent de s’exprimer comme dans un journal de bord, de partager ses états d’âme et d’être lu. Selon les psys, c’est, pour le jeune, une manière de construire son identité sociale. Assez conformiste d’ailleurs, en raison du principe même des blogs : les écrits peuvent susciter des commentaires de la part des lecteurs, donc des jugements moraux. Cela dit, le blogging des jeunes a parfois été qualifié d’inquiétant. Les suicides d’ados blogueurs ont régulièrement fait la Une des médias. Certains d’entre eux ont posté un message d’adieu sur leur blog avant de passer à l’acte, comme  » Ange de tristesse « , à Calais il y a quelques années, qui avait écrit :  » Je suis désolée de m’être suicidée.  »

Aujourd’hui, même si 1 blogueur sur 2 a moins de 35 ans, l’intérêt pour ce moyen d’expression a largement débordé la sphère adolescente. Les blogs ont aussi dépassé l’image de la simple exhibition de soi. Tout le monde peut ouvrir son blog, informer, discuter, interpeller, contester : un chauffeur à la Stib depuis dix-sept ans (dedestib.skynetblogs.be) qui évoque les côtés sympas et pénibles de son métier ; une prof du Brabant wallon qui anime un blog très commenté sur le monde enseignant, depuis qu’elle a été agressée par un parent d’élève (sos-instit.skynetblogs.be) ; un gay belge prolixe sur la question homosexuelle et sur l’homophobie (luclebelge. skynetblogs.be) ; une mère de deux enfants qui lutte, sans militance mais avec un humour décapant, contre le formatage médiatique de la sexualité féminine (www.journaldunepeste.fr); des jeunes catholiques français qui sonnent les cloches sur Internet (www.sacristains.fr); mais aussi des caissières de supermarché, des chercheurs, des caricaturistes, des anti-OGM, des salariés victimes de la crise, etc.

Désormais à la portée de tous, l’expression publique n’est plus l’apanage des journalistes professionnels.  » La technologie est en train de priver les rédacteurs en chef, les patrons de chaîne et de journal, l’establishment et l’élite des médias de leur pouvoir. Aujourd’hui, c’est le peuple qui a le contrôle « , déclarait le magnat de la presse Rupert Murdoch, en 2007. En quelques années à peine, on est passé d’un schéma simple, où seuls les médias diffusaient l’info aux consommateurs, à un système en réseau alimenté par des sources très diverses, où les consommateurs sont eux-mêmes devenus producteurs d’information.

Cybercafé du commerce, la blogosphère réserve d’excellentes surprises. Ainsi boulettemoutarde.blogspot.com : La Boulette (anonyme) y devise sur la politique belge et européenne avec un talent très piquant. Des journalistes eux-mêmes se sont lancés dans l’aventure, séduits par la liberté que leur offrait le blogging : sans délai ni contrainte éditoriale, ils sont seuls maîtres à bord. Damien Van Achter, lui, a carrément changé de carrière grâce à son blog. Journaliste à l’agence Belga, il a ouvert www.bloggingthenews.info en 2005. La RTBF l’a rapidement repéré. Il s’occupe aujourd’hui d’animer les communautés d’internautes intéressés par les sites de la chaîne publique. Son blog, toujours actif, compte 2 000 abonnés au flux RSS.  » Contrairement à ce que certains prédisent, le blog ne va pas tuer le journalisme, estime-t-il à titre personnel. Au contraire, il va le sublimer, il est son avenir. « 

Il est peut-être aussi l’avenir de bien d’autres acteurs de la société.  » En effet, on s’est rendu compte du réel potentiel du blog qui est de diffuser de l’info facilement et gratuitement, analyse Sandro Faes, des Facultés universitaires de Namur (FUNDP), qui a contribué au livre Objectif blogs (1). Considéré au départ comme une démarche citoyenne et libre, le blog est vu aujourd’hui comme un business model, un moyen de communication rentable.  »

Les politiques l’utilisent comme un outil de marketing électoral ( lire l’encadré p. 44). Les entreprises y voient un canal original pour faire de la pub. Mais, comme les politiques, celles-ci restent encore timorées par rapport à cet outil du Web 2.0 et se méfient de l’interaction avec les clients. Au point que certaines ont créé un consommateur blogueur virtuel. Exemple : en 2005, la société de cosmétiques, Vichy avait lancé  » le blog de ma peau « , censé être tenu par Claire, une consommatrice qui décrivait son expérience, positive, avec les produits de la marque. Vu le manque d’authenticité, des blogueurs ont vite dévoilé la supercherie.

Par contre, les petites entreprises virtuelles, qui font donc du commerce électronique et n’ont souvent pas les moyens de se payer un spot télévisé, ont, elles, bien intégré les qualités du blogging. C’est le cas de www.bagatelles.fr/blog qui, jusqu’il y a peu, était écrit par la fondatrice de cette boutique de cadeaux en ligne, Mathilde Le Rouzic, 32 ans, dont on pouvait voir le joli minois et qui parlait de sa petite fille. Du business humanisé… Certaines entreprises vont même jusqu’à faire participer les internautes à leur processus de création, comme le belge Tribbes qui, via son blog dette.wordpress.com, permet aux internautes artistes de proposer des illustrations pour les housses de PC portables vendues en ligne.

Comme Paul Jorion, certains blogueurs parviennent à vivre de leur site. C’est surtout vrai chez les Anglo-Saxons où des sites comme le très people perezhilton.com, qui terrorise Sunset Boulevard depuis 2004 en flinguant les stars hollywoodiennes, s’avère extrêmement rentable. L’auteur Mario Levendeira, militant gay féroce, se targue de 2,5 millions de visites par jour… La rémunération des blogueurs influents, essentiellement via la pub, fait débat dans la blogosphère, surtout depuis le pavé lancé par Forrester. En mars dernier, l’institut d’étude a estimé que la sponsorisation des blogueurs était  » OK « , lui apportant ainsi une légitimité alors qu’elle est considérée par grand nombre de blogueurs comme contraire à leur esprit de liberté et d’indépendance.

Chez nous, le débat s’avère futile.  » La francophonie est restreinte sur Internet. Un blogueur belge a récemment publié ses revenus, soit environ 5 000 euros par an. C’est un plafond en Belgique, explique Baudouin Van Humbeeck, un des plus anciens blogueurs belges(www.retiendra.com). Moi-même, grâce à mes 800 à 900 visiteurs par jour, j’ai été contacté pour tester un Gsm via le Wi-Fi ; j’ai reçu deux tasses Nescafé, Nivea m’a invité à faire une course dans un ballon géant… Pas de quoi payer mon loyer !  »

Le but du blogging est cependant moins de le rentabiliser que de l’utiliser comme un outil démocratique extraordinaire. Avec des risques de dérapage, de délation, de manipulation. Comme toujours, les internautes plaident pour une autorégulation du système. Il est vrai qu’une info bidon ou la moindre dérive sur un blog sont vite dénoncées par les autres blogueurs. On l’a encore vu récemment avec la diatribe nauséabonde de Nick Rodwell, le patron de la société Moulinsart, à l’encontre de journalistes qu’il n’apprécie pas. Sur les blogs, les condamnations ont été unanimes.

(1) Objectif blogs ! Collectif. Sous la direction d’Annabelle Klein, des FUNDP, éd. l’Harmattan, 2008.

Thierry Denoël

Vivre de son blog ? Pas évident pour les francophones

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