La faim de l’ogre

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine, Pierre Mertens, écrivain.

Avec sa chemise bleue assortie à ses yeux délavés, il porte encore beau celui qui, à 15 ans, entamait ses  » mémoires d’enfant « . Près de mille pages sur soi, à cet âge-là, ça vous pose le personnage. Une thèse en droit plus tard, il devient observateur des droits de l’homme dans des pays  » en champ de bataille « . Ceux dont, à l’époque, tout le monde se fiche un peu – au Proche-Orient. Sorte de  » monument national de la critique « , Pierre Mertens a un avis sur tout.

Auteur engagé ? Il déteste –  » Ah ça non ! Des potions philanthropiques sur des coins de tables qu’on appelle « engagement »  » – très peu pour lui ! A son estime, il serait plutôt un homme de combat mais qui ne juge pas. Sauf certains. Ceux à qui on ne pardonne pas, les criminels de guerre, les génocidaires… Observateur attentif des drames des autres pays, il n’en épargne pas moins le sien : cette terre qu’il aime pour sa belgitude et qu’il hait pour  » son esprit petit bourgeois, tellement enferré dans sa morale d’épicier qu’il en deviendrait parfois kitsch « .

Pierre Mertens, c’est surtout une imposante oeuvre littéraire dans laquelle il entremêle l’histoire, le roman et la mémoire :  » Car finalement, avec un historien, on se sait rien ! Heureusement que le roman est là pour éclairer l’histoire et lui donner un sens…  » Positionnés entre la victime et le bourreau, entre celui que tout le monde juge et ceux qui accusent, ses personnages et lui ne font pourtant pas toujours l’unanimité. Parce que Mertens, c’est aussi le soufre : Perdre flirtait avec le parquet pour outrage public aux bonnes moeurs, Une paix royale a été attaquée par les héritiers de Léopold III et, récemment encore, l’écrivain (se) débattait avec Bart De Wever qu’il accusait de négationnisme. Ça l’électrise, ces démêlés judiciaires. Il en crépite. Un peu comme si le nombre de procès faisait l’écrivain :  » Moi, j’ai eu deux procès. Presque trois « , lance-t-il, souriant et fier.

A la question du choix de ses oeuvres d’art préférées, Pierre Mertens vous en propose cinq, en évoque dix et vous retéléphone car il en oubliait deux. Avec lui,  » l’interviouve  » (comme il le prononce) ne dure pas une heure mais trois, et encore sans compter sur ce qu’il doit vous confier. C’est peu dire que l’exercice l’inspire et que l’ogre a faim de se raconter. Il attend, impatient, ses notes sagement posées sur une petite table qui lui sert de bureau. Ce sera brillant, forcément. Mais pour y accéder, il faut d’abord négocier avec ses livres. Il y en a tant qu’ils vous dévoreraient. Des livres qui embouteillent le hall, des livres qui étouffent ses trois bureaux (et ses deux tables), des livres qui débordent des bibliothèques et s’empilent sur les parquets en de drôles de tabourets. Au passage, on peut observer que certains sont confortablement installés sur l’unique canapé tandis que d’autres partagent leur adossement au mur avec quelques tableaux.  » Je n’en jette aucun, seule ma fille a le droit de le faire (cruellement) lorsqu’elle vient.  »

Niché au 11e étage d’un immeuble bruxellois, l’écrivain fait songer – avec son regard vif, ses cheveux en bataille et ses canines pointues – à un vieux lion solitaire. Mais perché dans un nid d’aigle. Vieux, sans doute, mais qui garde un sacré bon coup de patte, tant son jugement paraît parfois peu clément. Il a préparé son sujet et semble heureux de parler  » de choses intelligentes, ça me change !  » Séducteur, va !

La chute et la vanité

Première oeuvre : Paysage avec chute d’Icare, de Bruegel l’Ancien.  » Bien entendu, je connais la version officielle : Icare s’étant par trop rapproché du soleil fait fondre la cire qui permettait de fixer ses ailes et se noie dans l’indifférence générale, victime, selon beaucoup, de sa vanité. Accuser Icare d’être un petit vaniteux (et d’en être mort) pour avoir voulu approcher le soleil, je trouve cela tellement rabaissant. C’est médiocre ! Si on vit, si on est sur Terre, comment ne pas vouloir se rapprocher du soleil ? Icare est peut-être un ambitieux mais lui au moins, il n’aura pas vécu pour rien : il aura vu de plus près le soleil. Quelles traces le pêcheur et le laboureur, les autres personnages du tableau, ont-ils laissées ? Quand j’ai eu un cancer, il y a quelques années, je demandais à mon médecin ce que je ne devais pas faire. Il m’a répondu : « Surtout, ne pas tomber ! » Pour moi, cette chute d’Icare réunit l’image même de la vie. La chute, c’est le danger suprême.  »

L’ogre est lancé. Il festoie donc allègrement.  » C’est tout de même dingue d’avoir dans le même tableau un fait divers (une chute malheureuse d’un naïf), un mythe et une façon d’être. En forçant le trait, je dirais même que lorsque je regarde ce tableau, je me figure qu’Icare pourrait être un résistant et les deux autres protagonistes, des collabos. Nous sommes alors en pleine guerre, le pêcheur et le laboureur vivent en paix alors que d’autres, comme Icare, en meurent ! Je sais que j’extrapole mais certains jours, je ne peux m’empêcher de voir les choses comme cela. Il est évident que ce que j’ai vécu dans ma prime enfance, m’a marqué. Comme un filtre sur mon regard mais qui n’assombrit pas mon caractère.  »

Exact : Pierre Mertens a cette capacité de confier des choses graves – à crever des coeurs de geôlier – sans en paraître affecté. Il enchaîne :  » Durant la Seconde Guerre mondiale, mes parents, résistants tous les deux, cachaient des Juifs à la maison. Chaque fois que l’un d’eux quittait notre maison, je me sentais orphelin tellement je m’y étais attaché. Moi-même, pour ma protection, je fus caché dans des homes, mes parents me rendaient alors visite de loin en loin. Je n’ai finalement appris à les connaître qu’après la guerre car jusque-là, je grandissais comme du chiendent. Ce n’est que presque trente ans plus tard que ma mère jugea opportun de me confier que moi aussi j’étais juif. Elle n’avait sans doute pas pensé que c’était tellement important de connaître ses racines. Moi, ça m’a presque déçu tant j’aurais aimé garder mon amour du monde juif « sans raison » et là, quelque part, en l’étant, ça m’agaçait. Ce n’était plus de la solidarité, ça devenait de la fraternité.  »

La mère qui aime

Soudain, il s’enthousiasme :  » Venez, je vais vous montrer quelque chose d’important, suivez-moi !  » Durant l’entretien, lui qui se déplace aujourd’hui difficilement, se lève à cinq reprises pour nous montrer des tableaux ou des reproductions des oeuvres qu’il avait choisies pour nous. On le suit dans le dédale de son appartement. Au détour, on entraperçoit un tas de livres sur une moitié de lit. On le retrouve à farfouiller derrière une porte, d’où il retire quelques cadres, posés par terre, et sort fièrement une litho de Picasso. Une femme qui cajole son enfant.

 » Cette litho était accrochée au-dessus du lit de ma mère. A l’époque, je la regardais avec envie, jalousie même… Parce que, moi, je n’avais pas cette chance-là. J’étais élevé dans la rugosité des sentiments. Alors, les baisers, je m’en méfiais presque. Ma mère avait sans doute un amour profond pour moi, mais c’était un amour abstrait. Ou peut-être était-elle tellement « résistante » qu’elle résistait même à l’amour de son fils.  » Silence de mort. » Je n’ai pas reçu grand-chose de mes parents. A leur mort, je n’ai même pas hérité d’un seul de leurs livres. Moi qui, pourtant, étais déjà écrivain. Pour le reste, Picasso, c’est un génie, oui, mais qui ne fait pourtant pas battre mon coeur.  »

La non-finitude des choses

On rebondit sur son oeuvre, à lui : on n’y croise aucun enfant heureux…  » Oui, c’est bien vu ! C’est surtout une solitude, une détresse qui les habite. Mais attention, ça ne se finit jamais tout à fait mal puisque mes romans ne se finissent pas… Un peu comme ce tableau inachevé de Nicolas de Staël, Le grand concert, sa dernière oeuvre. Je ne l’épuiserai jamais, tant elle est sonore et colorée. Cet homme qui, au moment même où il rencontre le succès et la renommée, se suicide, c’est inouï. Ça me fascine.  »

Il nous désigne du doigt un portrait de Nicolas de Staël posé sur sa cheminée et reprend :  » Il y a du triomphal dans cette toile, je l’imagine se fracasser sur elle, comme s’il y avait jeté ses dernières forces. Finalement, tout son suicide y est représenté. L’inachèvement, au fond, ça ne veut rien dire. C’est nous qui en décidons, comme le suicide finalement. J’ai toute une bibliothèque sur le sujet, j’aime étudier les raisons des grands artistes qui se suicident. Je me demande ce qu’ils prétendent faire quand ils le font. A un certain moment de ma vie, je me suis dit que je devais me suicider mais je n’en avais aucune envie. J’ai une telle soif de vivre et une telle certitude que le meilleur est à venir. Mais encore aujourd’hui, je ne me sens pas non plus « hors de danger ». Alors, j’étudie les raisons multiples de ceux qui y sont parvenus. Le monde est tellement inhabitable, les situations sont parfois tellement insupportables. Finalement, ce serait sans doute raisonnable de le faire.  »

L’influence de l’âge, peut-être ? Pas forcément :  » Je me sens plus jeune qu’à 20 ans ! Et je suis paradoxalement heureux de ne plus ressembler à ce jeune homme si vieux. Sentencieux, péremptoire, présomptueux et prétentieux. Sans doute mon ego me protégeait-il. Quand on a traversé une guerre et qu’on sait comment le monde est, on a intérêt à avoir un ego plutôt fort. Vous ne trouvez pas ?  »

Est-ce important de posséder des tableaux ? Des sculptures ?  » Non, non, non. Mes oeuvres d’art préférées, je ne pourrais pas les avoir en face de moi toute la journée. Elles me mangeraient : elles m’accapareraient tellement que je n’aurais plus de temps pour moi. Je préfère aller les rencontrer, de temps en temps, leur rendre visite. J’aime l’idée de devoir les mériter aussi.  » Etonnant, de la part de quelqu’un qui les possède toutes en reproduction.

Ultime question : à quoi l’art peut-il servir ? Il ne s’y attendait pas. Réflexion. Puis :  » Entre ceux qui considèrent que la culture est un rempart absolu contre la barbarie et ceux qui estiment que l’art ne sert à rien, je choisis la position de Nabokov qui disait : « Non, la culture ne terrasse pas la barbarie, mais elle fait – si peu que ce soit – reculer la Brute. »  » Pause. Avant d’asséner, fier de lui :  » J’aurais bien aimé la trouver, celle-là !  »

Tel est Pierre Mertens, l’ogre de Belgique.

Dans notre édition du 18 mars : Jean d’Ormesson.

Par Marina Laurent – Photo : Debby Termonia

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