La damnation de Kafka

Kafka sur le rivage, par Haruki Murakami. Trad. du japonais par Corinne Atlan. Belfond, 620 p. Les autres romans de cet auteur sont disponibles en 10-18.

Dans l’empire du Soleil-Levant, la jeune littérature n’est pas très zen, et le saké qu’elle nous sert a souvent un goût d’acide frelaté. Il y a pourtant quelques exceptions. Haruki Murakami, par exemple, qui distille ses nectars dans une £uvre subtile, complexe, où les ténèbres les plus inquiétantes et la grâce la plus lumineuse se mêlent jusqu’au vertige. L’auteur de La Fin des temps y ajoute l’élégance toute japonaise d’une prose presque impalpable, feutrée, aussi dépouillée qu’un champ de neige.

Kafka sur le rivage, le nouveau roman de Murakami, doit autant à Mishima qu’à Sophocle : un art de samouraï, dans des décors de tragédie antique. Kafka Tamura, le narrateur, n’a que 15 ans et il ressemble pourtant à une ombre. S’il ne sourit à personne, pas même à son reflet dans les miroirs, c’est parce qu’il sait qu’il est damné : une funeste prophétie lui a annoncé qu’il serait un fils parricide et incestueux, comme îdipe. Il lui reste donc à disparaître, à quitter sa maison de Tokyo et à s’enfuir aux confins d’un Japon fantomatique, menaçant, où le sphinx a le visage d’un vieillard amnésique : l’énigmatique Nakata, qui ne communique plus avec les humains, mais qui n’a pas son pareil pour déchiffrer les obscurs présages lancés par le Cielà

Comment survivre, lorsqu’on est la proie d’une machine infernale contre laquelle on ne peut rien ? Cette question hante le jeune héros de Murakami, dont on suit les errances jusqu’à une lointaine bibliothèque de province, une sorte de sanctuaire de papier où il se réfugiera en espérant échapper aux démons qui le traquent. Sa confession est un exorcisme noir, au fil d’un roman de plus en plus hypnotique où le surnaturel et le fantastique – des chats qui parlent, des poissons qui tombent des nuages – côtoient les souvenirs morbides d’Hiroshima, mais aussi la musique de Schubert, les monologues de Macbeth ou les livres de Kafka, l’alter ego du narrateur. Lequel murmure sa complainte d’enfant sacrifié avec une dignité bouleversante, sur des rivages hostiles où le diable ricane en s’abreuvant du sang des innocents. C’est dire la gravité tragique de ce récit de bout en bout allégorique, envoûté et envoûtant, orchestré par le nouveau maître des lettres nipponnes. l

André Clavel

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