La création comme construction de soi

Guy Gilsoul Journaliste

A l’occasion de la Biennale de Venise, Le Vif/L’Express interroge, jusqu’au 28 août, diverses pratiques de l’art actuel. Cette semaine : l’art face au vécu.

Cézanne détestait qu’on aille, pour reprendre son expression rageuse, fouiller dans ses tiroirs. Il peignait et voilà tout. Et cela n’avait rien à voir avec sa vie. Depuis, de nombreux créateurs ont pris l’habitude de séparer l’£uvre (un objet en soi) des événements de leur propre vie. Mais à quoi renvoie le terme d’exorcisme qu’utilise, par exemple, Picasso quand il évoque Les Demoiselles d’Avignon (1907), une toile devenue, entre-temps, le clou du musée d’Art moderne de New York ? Est-ce seulement au caractère révolutionnaire de la composition qu’il fait allusion ? En effet, le projet naît et se développe au moment du retour précipité de l’artiste espagnol d’un séjour dans un village des Pyrénées où il avait assisté à la mort d’une petite fille qui lui rappela, avec une violence inouïe, celle de sa propre petite s£ur. L’expérience de la vie et particulièrement celle du spectacle de la mort sont en effet l’élément déclencheur d’un processus de reconstruction personnel que les artistes connaissent bien. Il aura même produit quelques-unes des plus belles £uvres de l’art occidental. On peut citer Van Gogh, Munch, Dali, Ernst, Giacometti, Music… ou encore Rubens ou Rembrandt. Saviez-vous que le cadavre dans La Leçon d’anatomie était un camarade d’enfance du peintre hollandais ?

Et dans l’art contemporain ?  » Ce qui manque souvent dans l’art d’aujourd’hui, nous confiait Laurent Busine, directeur du Mac’s, c’est une profonde, riche et sincère expérience de la vie.  » A Venise, la grande majorité des £uvres exposées évitent la question. Pourtant, il y a des signes qui ne trompent pas, même s’ils n’émanent pas des nations  » conquérantes « . Ainsi, l’étonnante sélection du Monténégro (au Palazzo Zorzi) rend hommage à l’expressionniste Dado (né en 1933) avec un ensemble de sculptures et bois peints réalisés après une plongée dans un coma qui dura six jours.

Or c’est aussi après un coma que la jeune artiste italienne MariaLuisa Tadei, représentant la république de Saint-Marin, a bâti l’ensemble de sa réflexion et de son travail. Une des installations, intitulée The White Street est particulièrement éloquente. Le visiteur est amené à pénétrer dans une pièce sombre au bout de laquelle il perçoit un passage plus étroit, sorte de fenêtre infranchissable dont la forme est celle d’un très grand trou de serrure. Pour s’en approcher, il marche sur un sol couvert de cailloux de verre qui crissent et crient sous ses pas. Dans la pénombre émergent de petites croix de verre, légèrement obliques et porteuses d’une lumière qui vire du vert au bleu intense. Le reste est plongé dans le noir absolu. Les murs disparaissent; les plafonds, de même. Seule issue : l’appel de lumière blanche, l’au-delà du trou de serrure. Là, dans un second espace éblouissant de blancheurs et de miroirs brouillés, flottent à l’infini des plumes (d’anges ?) par milliers. On devine une extraordinaire fragilité, une souffrance énorme, une émotion réelle. Et c’est beau, terriblement beau. Or tout ceci provient d’un drame que l’art de Tadei tente, £uvre après £uvre, de spiritualiser. A l’âge de 20 ans, un accident de la route décide de son futur parcours. Bruits de verre, cris, silence. Lorsqu’elle sort du coma, l’enfant qu’elle portait en elle avait pour toujours disparu… Elle se mit donc au travail.

MariaLuisa Tadei, Into the Light, Venise, Biennale, église San Samuele. Jusqu’au 22 novembre. www.labiennale.org

GUY GILSOUL

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