La course en tête

Portée par un capitalisme débridé et conquérant, l’économie belge de 1914 joue toujours dans la cour des plus grands. Mais ce colosse économique a des pieds d’argile.

C’est bien plus qu’un pays, c’est une gigantesque fabrique. Une usine en surchauffe qui tourne à des cadences encore peu égalées dans le monde. La Belgique de 1914 a tout de la société anonyme florissante. Nord, centre et sud du pays travaillent de concert à enrichir son bilan.

La Wallonie industrielle brille toujours de mille feux. En 1913, 125 sociétés d’exploitation et 271 sièges d’extraction de charbon, 19 usines sidérurgiques et 54 hauts-fourneaux occupent 196 000 travailleurs dans ses bassins liégeois et hennuyer. Tout bénéfice pour Anvers : en 1912, la métropole a surpassé Hambourg et Rotterdam pour devenir le plus grand port du monde derrière New York. A côté d’une Flandre tournée vers le textile, Bruxelles joue à merveille son rôle de centre nerveux de la finance. Cet impressionnant tableau de bord est porté par une croissance économique annuelle de 3 % depuis 1900. Tout sourit à l’économie belge : ses richesses minières, ses traditions industrielles, sa situation géographique idéale valorisée par des voies de communication d’une abondance inouïe.

La Belgique est le royaume de la mobilité : 2 200 kilomètres de voies navigables, 10 000 kilomètres de routes de grande communication, le réseau ferroviaire le plus dense au monde avec ses 8 700 kilomètres de lignes, qu’empruntent annuellement plus de 310 millions de voyageurs. C’est déjà un pays de travailleurs  » navetteurs « . Ils sont chaque jour plus de 125 000 à prendre le train, matin et soir, pour les besoins du boulot.

Mais ce territoire densément peuplé, industrialisé à outrance, souffre d’une vraie fragilité. Sa prospérité ne dépend que du bon vouloir de l’étranger. C’est le cas pour s’approvisionner : en 1913, il a fallu importer 4 millions de tonnes de denrées alimentaires pour nourrir une population en pleine croissance. Il en va de même pour écouler une production que le marché national ne peut absorber.

Le credo patronal est déjà monomaniaque.  » Les entrepreneurs belges ne jurent que par le libre-échange « , souligne Sophie de Schaepdrijver, historienne à l’université de Pennsylvanie. Le patron de 1914 ne connaît qu’une balise : la compétitivité, qu’il est impératif de maintenir en maîtrisant les coûts de production par des salaires très bas.  » Les coûts salariaux, énergétiques et de transport obsèdent les industriels « , observe Guy Vanthemsche, spécialiste en histoire économique et sociale à la VUB.

C’est là le seul moyen pour la Belgique de tenir le rang qui est encore le sien juste avant la guerre : celui de cinquième puissance économique et de sixième puissance commerciale de la planète. Et un titre de champion du monde de l’exportation par habitant.

Le défi est de taille, comme le relève l’historienne française Marie-Thérèse Bitsch.  » Le commerce extérieur est, pour la Belgique, une nécessité vitale.  » Et la bonne entente avec ses quatre voisins un impératif absolu : France, Allemagne, Royaume-Uni et Pays-Bas captent 60 à 70 % des exportations.

La Belgique devient une source de rivalités politico-commerciales. Un marché convoité  » par la France qui se sent menacée par la montée en puissance de l’Allemagne « . A juste titre : Anvers prend les allures d’un port germanique.  » Partout, des ingénieurs, des hommes d’affaires, des commis allemands s’introduisent dans les usines et dans les banques « , rapporte l’historien Henri Pirenne. La France en prend ombrage : la conclusion d’une convention commerciale belgo-française patine en 1914. Les réflexes protectionnistes autour de la Belgique font mal à son économie. Sa balance commerciale s’en ressent : elle accuse un déficit de 26 % en 1913.

Les capitaines d’industrie cherchent alors leur salut au-delà de l’Europe occidentale. Le Congo, annexé en 1908, ne révèle pas encore son extraordinaire potentiel :  » A la veille de la guerre, il reste largement en friche « , explique Guy Vanthemsche.

Le capitalisme belge se sent pousser des ailes, il ne connaît plus de frontières. Holdings, trusts, cartels mettent le cap sur l’Espagne, l’Italie, l’Egypte, l’Extrême-Orient. Le  » made in Belgium  » s’exporte. Rares sont les parties du monde à rester hors de portée de nos tramways et de nos autres produits sortis des industries verrière, métallurgique ou ferroviaire.

Une mention spéciale pour la Russie : en 1913, 77 sociétés de droit belge y sont actives, pour un investissement total estimé à plus de 473 millions de francs (2,7 milliards d’euros d’aujourd’hui) ; 20 000 Belges, essentiellement des cadres, sont à l’oeuvre en terre russe en 1914. A la veille de la guerre, l’avoir des sociétés belges à l’étranger ou dans la colonie s’élève à 3 milliards de francs (17,1 milliards d’euros).

La Belgique, géant mondial de l’économie, parvient encore à masquer ses faiblesses dans l’euphorie capitaliste du moment.  » La puissance industrielle reste tributaire des secteurs anciens « , note cependant Michel Dumoulin (UCL). Charbon – acier – textile : à côté du tiercé gagnant, les secteurs innovants émergent peu. La chimie, incarnée par l’esprit d’entreprise de Solvay, fait trop figure d’exception.  » L’électricité et la construction mécanique se développent, mais il n’y a pas d’assemblage de voitures ni de construction aéronautique. Les germes d’une reconversion ne bourgeonnent pas encore « , abonde Guy Vanthemsche. Le pays n’a pas conscience de rater le prochain train.

La Belgique et la Première Guerre mondiale, par Sophie de Schaepdrijver, P.I.E. – Peter Lang, 2004.

 » Les entrepreneurs belges ne jurent que par le libre-échange « 

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