La casserole à pression(s)

Dans les couloirs des institutions européennes, des milliers de lobbyistes tentent d’influencer les réglementations qui se préparent : du lait cru aux filets de pêche, en passant par les régimes fiscaux, rien n’échappe à leur appétit. Ils sont aussi de la partie dans le débat sur la directive Bolkestein, qui mobilise les députés. Alors, devoir d’information ou pure manipulation ? Enquête sur un métier controversé.

Sanglés dans leurs beaux costumes, ils ont le regard assuré et le verbe facile. Pressés, toujours à l’affût, ils serrent dans leur poche leur bien le plus précieux : un carnet d’adresses. On ne les repère pas tout de suite, sauf à remarquer leur badge bleu et rouge. Ils vivent à Bruxelles, entre la place du Luxembourg et le rond-point Schuman. Parfois, ils poussent une pointe jusqu’à Strasbourg, pour les séances plénières du Parlement européen. Les lobbyistes sont environ 15 000 à s’activer dans les couloirs des institutions européennes et à tenter d’approcher, sinon deconvaincre, les députés, les commissaires, les attachés de cabinet, les fonctionnaires. Quelque 60 % d’entre eux agissent pour le compte d’entreprises ou de fédérations sectorielles ; 25 % défendent des villes ou des régions. Environ 10 % appartiennent à des organisations non gouvernementales (ONG).

Mais tous visent le même but : influencer les pouvoirs européens dans le sens qui leur est favorable. Autrement dit, modifier les réglementations que la Commission, le Parlement et le Conseil européen préparent. Ou même suggérer aux responsables de l’Union l’une ou l’autre idée. Première obsession de ces professionnels : l’information. Ils doivent à tout prix transmettre leur point de vue aux responsables européens. Envoi de courriers, demandes de rendez-vous, appels téléphoniques tous azimuts : tous les moyens sont bons !

Un bon lobbyiste doit aussi être en permanence au courant de tout ce qui se trame dans les institutions européennes.  » Il est essentiel que nous puissions informer nos membres au plus vite des projets qui les concernent, explique Francisca Martinez Toledo, secrétaire générale de Medisamak, le lobby des entreprises de pêche des pays méditerranéens, et chef de projet chez Europeche, le lobby européen du secteur. Nous cherchons donc à obtenir les textes officieux le plus tôt possible dans le processus législatif. C’est une question de crédibilité mais aussi d’efficacité. Pour exercer une influence décisive, il faut agir au moment où les textes sont encore en phase de rédaction.  »

Les bons arguments

Le contexte actuel est porteur.  » Après avoir mis en £uvre l’euro, la stratégie de Lisbonne, la Constitution européenne, la Commission est demandeuse de nouvelles idées. Du coup, il est très positif d’être vu comme quelqu’un qui amène des suggestions pour la construction européenne « , explique le lobbyiste Stéphane Desselas. Sans compter que l’Europe dispose d’un pouvoir de plus en plus étendu. Les trois quarts de la législation belge résulteraient déjà de la transposition de directives européennes. D’où l’intérêt pour les entreprises, le monde associatif, les syndicats et les fédérations patronales, de s’intéresser à ce qui se mijote à cet échelon-là.  » Je constate que la FEB (Fédération des entreprises de Belgique) porte une attention croissante aux dossiers européens. Les masses d’argent investies dans le lobbying prouvent d’ailleurs l’importance de l’enjeu. Le patronat ne se permettrait pas de telles dépenses si cela n’avait pas d’impact « , estime Mia De Vits, eurodéputée SP.A et ancienne présidente du syndicat socialiste (FGTB).

Un impact qui dépend d’abord de la maîtrise des dossiers que les lobbyistes peuvent afficher. Car, avec 25 pays membres, l’Union européenne ressemble de plus en plus à la tour de Babel. Un dîner en ville entre le PDG d’une entreprise et le ministre chargé d’un dossier suffit-il parfois à débloquer la situation, à Paris ou à Madrid ? C’est impensable au niveau européen ! A Bruxelles, les lieux de pouvoir sont plus éclatés que dans les capitales nationales et le recours aux réseaux est moins payant. Car la plupart des décideurs ne se connaissent que depuis quelques années, voire quelques mois. Résultat : s’ils veulent exercer une influence réelle sur le contenu des textes législatifs, les lobbyistes ne peuvent pas tabler seulement sur leurs relations. Ils doivent pouvoir argumenter…

Comme en Belgique

Retour au début des années 1980. Afin de préparer l’Acte unique et achever la réalisation du marché intérieur, la Commission doit rédiger près de 300 directives, qui concernent aussi bien la production du jouet que le marché des médicaments. Plein de lobbys vont alors converger vers Bruxelles.  » Les fondateurs de la Communauté européenne voulaient contourner la souveraineté des Etats. Leur projet premier était de dépolitiser l’Europe, et de travailler sur des dossiers sectoriels, spécifiques et techniques. A partir de là, il était normal que la Commission se tourne vers des spécialistes, car ce sont eux qui possèdent l’information « , explique Françoise Massart-Piérard, professeur de sciences politiques à l’UCL. Forcément. Si curieux et intelligents soient-ils, les fonctionnaires européens, les commissaires et les députés ne peuvent pas maîtriser toutes les matières ! Pour assurer l’information de ses interlocuteurs européens, l’Unice (fédération patronale européenne) prend donc l’initiative dans 60 % des cas environ. Le reste du temps, elle réagit aux demandes de consultation.  » C’est du donnant-donnant, résume l’avocat lobbyiste Thibaut Verbiest. Le fonctionnaire qui vous reçoit prend l’information que vous lui donnez et dont il a besoin. Et vous, vous lui vendez votre soupe.  »

C’est le syndrome du compromis à la belge. Elue sans s’appuyer sur un projet politique, la Commission prend des orientations qui reposent essentiellement sur un principe de consensus. Quand elle publie un Livre blanc (document préparatoire à une directive), elle alerte aussitôt les secteurs concernés, puis lance une consultation publique sur les premières pistes qu’elle envisage. Chacun peut déposer des observations sur son site Web. Soucieuse de donner la parole à la société civile, la Commission crée aussi des forums institutionnels où se réunissent les lobbyistes de tout poil. L’intention est louable. On sait, dans la transparence, qui y siège. Mais rien ne dit que l’équilibre entre les parties est respecté.  » L’industrie tente de plus en plus de fournir aux responsables politiques des expertises clé en main, voire même des propositions déjà rédigées, dénonce Sébastien Risso, conseiller politique à l’unité européenne de Greenpeace. Le mélange des genres public-privé devient dangereux. C’est pour ça que nous exigeons plus de transparence sur les sources d’information utilisées.  »

Car les lobbyistes ne font pas toujours dans la dentelle. Lorsqu’ils ont avancé, en vain, leurs arguments rationnels (chiffre d’affaires du secteur, nombre d’emplois créés, richesse produite…), et que ceux-ci se heurtent à des logiques européennes plus politiques que pragmatiques, ils passent à la vitesse supérieure. Soit par l’influence.  » Pour faire pression sur le plan politique, je téléphone à mon président, qui est n° 2 chez Puma. C’est quelqu’un de très important en Allemagne. Il appelle aussitôt le chancelier « , raconte Alberto Bichi, secrétaire général de la fédération des équipementiers sportifs européens. Soit par la menace : blocage des ports ou délocalisations… Dès lors, les campagnes de presse s’emballent. Tout est bon pour faire triompher sa thèse !

Les trois cibles des lobbyistes

La Commission reste la cible principale. Premier maillon de la procédure législative européenne, c’est elle qui émet les propositions de directive.  » Pour nous, le commissaire à la Pêche constitue clairement la première cible, explique Francesca Martinez Toledo. L’ancien commissaire Fischer, par exemple, n’est venu à aucune des réunions convoquées par notre secteur. Cet Autrichien ne se sentait pas très concerné par les activités de la mer… En revanche, son successeur est maltais. On voit la différence ! En un an, on l’a déjà rencontré plus d’une dizaine de fois. Et nos positions apparaissent davantage dans les documents finaux de l’Union européenne.  »

Il arrive aussi que certains membres de la Commission se servent des lobbys pour faire pencher un rapport de force en leur faveur. Une tactique utilisée par le socialiste belge Philippe Busquin, lorsqu’il était commissaire à la Recherche scientifique.  » Pour convaincre la Commission, un peu récalcitrante, de l’intérêt de l’hydrogène pour le transport de demain, j’ai organisé un atelier où plusieurs responsables se sont exprimés. J’avais invité Romano Prodi, alors président de la Commission, à y assister. A partir de là, on a pu avancer plus vite…  »

Au Parlement, le travail des lobbyistes est plus délicat. D’abord, parce qu’il compte 732 députés ! Ensuite, parce que les nationalités et les appartenances politiques s’y croisent. Enfin, parce que les parlementaires changent tous les cinq ans, élections obligent, et que, dans l’intervalle, ils bougent beaucoup : chaque mois, ils passent une semaine à Strasbourg, deux à Bruxelles et une dans leur pays. Ils ont donc peu de temps.  » Pour les députés, nous devons concentrer nos messages, et les rendre facilement et vite compréhensibles « , précise Fernanda Fau, directrice de communication à l’Unice.

Dans la quasi-impossibilité de contacter efficacement chacun des 732 députés, les lobbyistes ont pris l’habitude de cibler quelques personnalités clés : les rapporteurs des commissions, les chefs de groupe, ainsi que quelques parlementaires particulièrement charismatiques. Soit, au total, une centaine de personnes.

A la différence des commissaires, les députés, élus, doivent rendre des comptes à leurs électeurs. Ils sont donc plus sensibles à l’opinion publique.  » Au Parlement, on accorde beaucoup plus d’importance au relationnel et au politique et moins au contenu du dossier, observe l’avocat lobbyiste Thibault Verbiest. On y retrouve aussi les réflexes de particratie. Tous les coups sont permis. Avant de viser un député, on se renseigne : s’il est suédois, par exemple, il faut faire jouer les influences suédoises.  » Les lobbyistes disposent pour cela d’une bible, qui comprend la photo et le CV de chacun des députés.

Dernière porte à laquelle frapper : le Conseil des ministres. L’influence s’y opère via les ministres et les ambassadeurs. Ancrés, par définition, dans leur pays d’origine, ils sont surtout sensibles aux réalités nationales. Les lobbys doivent donc posséder de bons relais à ce niveau aussi.  » Quand on demande à rencontrer un ministre avant la tenue du Conseil, on a droit à un rendez-vous de quinze minutes. C’est trop peu et trop tard pour agir efficacement. Il faut donc intervenir en amont, via nos organisations nationales « , témoigne un lobbyiste.

Ou agir via les médias. Les lobbys disposent tous d’un réseau de journalistes européens, généralistes et spécialisés, avec lesquels ils essaient d’entretenir les meilleures relations possible.  » On a un rôle d’animateur du débat public, explique Sébastien Risso, de Greenpeace. C’est pour ça qu’on a des contacts étroits avec la presse. Notre objectif est d’éviter que des décisions se prennent derrière des portes closes.  »

Les ONG ne sont pas les dernières à avoir compris l’importance des médias pour faire valoir leur message. En termes de communication, il y a belle lurette qu’elles ne font plus dans le bricolage ou l’amateurisme. Au grand dam de leurs rivaux, d’ailleurs.  » Les ONG ont l’oreille de la Commission « , soupire un lobbyiste industriel. C’est que le nombre n’implique pas d’office la force. Greenpeace, par exemple, ne compte que 7 salariés à Bruxelles, contre 147 à la Fédération européenne des entreprises chimiques. Sans parler des autres lobbys les plus puissants : le lobby pétrolier, celui des armes, du tabac, de la chimie et de la pharmacie.

Les enjeux de tous ordres sont évidemment phénoménaux. C’est sans doute ce qui explique la hauteur des salaires des lobbyistes, compris entre 3 000 et 5 000 euros par mois pour une mission de base. Leur rémunération peut toutefois grimper jusqu’à 200 000 euros, pour un travail difficilement quantifiable. Les lobbyistes ne sont jamais payés au résultat…

F.B. et L.v.R.

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