La boue, le ciel, l’encre

Philippe Sireuil crée Des couteaux dans les poules, de David Harrower : une fable troublante, des comédiens inouïs et une scène vertigineuse !

Des couteaux dans les poules. Charleroi, théâtre de l’Ancre, jusqu’au 21 février. Tél. : 071 31 40 79.

Le titre intrigue : Des couteaux dans les poules, un drame écrit en 1995 (et vite célèbre de par le monde) par le jeune auteur écossais David Harrower. La pièce, elle, vous laisse pantois, avec ses phrases abruptes, sans pronom, sans sujet, avec ses scènes crues, charnelles, animales, violentes, avec ses vertigineuses perspectives qui, les pieds dans la boue, regardent le ciel.

C’est l’histoire d’un triangle traditionnel – femme, mari laboureur, amant meunier – serti dans la glaise d’une campagne des temps anciens, peut-être écossaise, là où Dieu imprègne êtres et choses, où champs et femmes sont un même terrain à labourer, là où celui qui ne vit pas dans la norme de la communauté est objet de haine. C’est, aussi, l’histoire d’une femme qui se découvre et découvre le monde en apprenant à écrire, à formuler l’informulable.

Cette £uvre inouïe, dans la langue en reconstruction archaïque, dans ses ellipses troubles, Philippe Sireuil l’a longtemps rêvée avant de lui donner corps sur scène. Et sa vision, créée à Mons, se révèle d’une densité, d’une beauté envoûtantes, en fusion avec la scénographie de Vincent Lemaire, les costumes aux couleurs de terre de Greta Goiris, le décor sonore de François Joinville et, surtout, un trio de comédiens hors normes. On connaissait le talent de Bernard Sens (qui n’avait jamais travaillé avec Sireuil) et d’André Baeyens (le philosophe du Triomphe de l’Amour). Ils sont, pourtant, ici méconnaissables. Le laboureur de Bernard Sens, montagne rocailleuse, paysan sorti des tableaux de Millet et de Permeke, jette ses mots comme des mottes de terre boueuse, rit et hennit comme ses chevaux qu’il aime… abusivement. A cette  » pierre brute  » s’oppose la  » pierre polie  » du meunier d’André Baeyens, lui aussi inspiré des poses populaires paysannes, avec cette méfiance de qui se sait haï, tout en sobriété rude et puissante. Entre les deux, la jeune Céline Rallet (déjà retenue par Sireuil dans son Marivaux) est éblouissante : son éveil à la sensualité et au langage est une merveille dans la fragilité et la force mêlées. Elle pépie comme un oiseau, les mots ne semblent pas lui appartenir, et puis, lorsqu’elle a noirci des pages avec le stylo du meunier (objet à la symbolique bien peu innocente), la voix s’ancre sur son centre de gravité.

Chaque comédien joue sa propre ligne mélodique, avec son débit, sa tonalité, ses altérations, ses nuances en un contrepoint subtilement mené. Les silences, les musiques y respirent. Elles cognent dans le ventre, comme ce bruit de la meule du meunier qui ravage tout, bien plus fort qu’une matérialisation de l’objet, ou les délirantes partitions de Teodor Anzelotti et de Gilles Appap lors du meurtre du laboureur… Le son est acteur du spectacle, comme les lumières du metteur en scène, avec ses intérieurs ocrés, ses corps nus nimbés de clair-obscur, ou ce rouge qui subitement embrase le cordon de la petite lampe, témoin de l’assassinat… Les échappées fantasmatiques prennent forme dans les images (Filipa Cardoso) qui animent les ciels orageux d’un écran de fond de scène.

Tout se joue sur un raide plan incliné, nu, d’un gris de boue séchée. Une longue trappe s’ouvre sur tout autre espace (jamais vu, mais entendu). Quelques notes de campagne (la baratte, la farine…) ne signent pas pour autant le réalisme. Les ailleurs se devinent, bien plus troublants dans les mots, dans les regards, dans les sons. Philippe Sireuil a superbement joué de ce no man’s land entre le cru et le poétique, entre la chair, la charrue et leur symbolisme, sur le fil de l’étrangeté des rythmes de la langue qui construit cette fable de la conquête de soi dans l’envoûtement. Une des plus belles mises en scène d’un homme aujourd’hui sans  » maison de théâtre  » et qui est un des candidats majeurs à la direction du Théâtre national…

Michèle Friche

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