La Belgique, cible des agents secrets de l’Est

A son insu, le bourgmestre de Bruxelles, Freddy Thielemans a été cuisiné par un faux diplomate de l’Est. La Belgique, à l’époque de la guerre froide, était un vrai nid d’espions.

Pendant la guerre froide, Bruxelles grouillait d’oreilles indiscrètes. Siège de l’Otan, installations militaires, ports d’Anvers et de Gand… Les cibles ne manquaient pas, qu’elles soient stratégiques ou périphériques, voire anecdotiques. L’actuel bourgmestre de Bruxelles, Freddy Thielemans (PS), appartenait visiblement à la seconde catégorie. De janvier 1986 à avril 1989, il a entretenu sans le savoir des contacts avec des espions tchécoslovaques travaillant sous couverture diplomatique. La  » résidence  » tchécoslovaque, c’est-à-dire le siège de la centrale d’espionnage flanquant toute ambassade, portait, à Bruxelles, le nom de code de  » Palouk « . Pas moins de 25 rapports – certains étant de simples récapitulatifs des activités des agents secrets – mentionnent le nom de Thielemans, dont trois racontent en détail leurs rencontres dans des restaurants bruxellois. On doit cette révélation – et bien d’autres – à Kristof Clerix, journaliste du magazine flamand MO* et collaborateur freelance de Knack. Il a exploré les archives de la Stasi, le service secret de l’ancienne Allemagne de l’Est, de la Securitate roumaine et des services secrets bulgare et tchécoslovaque qui, en vertu des lois de  » lustration  » (littéralement, purification rituelle), ont été ouvertes au public ( lire page 54).

Quel intérêt présentait Freddy Thielemans pour le service secret tchécoslovaque, inféodé au KGB soviétique ? Il était, à l’époque, chef de cabinet de Hervé Brouhon (PS), bourgmestre de la Ville de Bruxelles, laquelle était jumelée avec celle d’Atlanta (Géorgie, Etats-Unis). C’était Atlanta, bien sûr, qui motivait l’agent Sinak (nom de code). Le faux diplomate avait cru cerner la personnalité de Freddy Thielemans :  » socialiste droitier « ,  » profiteur « ,  » aimant les femmes « … Il espérait le manipuler grâce à des  » avantages matériels « . Mais quels avantages, au fait ? A deux reprises au moins, Thielemans a payé la note de restaurant. Question  » tuyaux « , le Bruxellois n’a pas, non plus, été un bon client : il n’a rien rapporté d’intéressant de ses déplacements à Atlanta ; ses analyses de la situation politique internationale étaient jugées trop  » subjectives « . De plus, il a amené plusieurs fois un collègue à ses rendez-vous, ce qui, dans le monde du renseignement, ne pardonne pas. Bref, au bout de dix mois, l’agent Sinak s’était fait une raison :  » Le contact n’a pas des possibilités pour les activités d’espionnage, bien qu’il ait une position intéressante. « 

Les journalistes et les militants pacifistes chouchoutés

La déception n’empêche pas la persévérance. En février 1989, un autre espion de la même ambassade renoue avec un Thielemans toujours disposé à fréquenter les bonnes tables en compagnie de diplomates curieux. Cette fois, l’agent secret pense profiter des contacts de l’homme politique avec la branche  » jeunesse  » de l’Internationale socialiste. L’histoire n’ira pas plus loin. Le 9 novembre 1989, l’Histoire, la grande, s’accélère. De jeunes Allemands de l’Est ouvrent une brèche dans le mur de Berlin. C’est la fin officielle de la guerre froide. Interrogé par le Vif/L’Express sur ce retour inattendu du passé, Freddy Thielemans dit ne pas se rappeler de ses rencontres avec les faux diplomates de l’ancienne République communiste ( lire en page 53).

L’espionnage au petit pied – un  » artisanat  » précise Kristof Glerix – se découvre de façon parfois cocasse à travers les rapports de l’agent Sinak, qui doit maintenir à flot son vivier d’informateurs, leur fixer des rendez-vous que ceux-ci n’honorent qu’une fois sur trois, tenir à jour ses frais de bouche et le nombre de kilomètres parcourus… Rien de bien flamboyant. D’autres que Thielemans ont fait les frais de la curiosité tchécoslovaque : des journalistes (dont feu Frans Verleyen, ancien directeur de Knack) ou le journaliste Frank Schlömer, du Morgen, qui se souvient qu’il  » fallait bien parler avec des diplomates pour obtenir des informations sur ce qui se passait de l’autre côté du Rideau de fer « . De là à se douter qu’il se retrouverait un jour dans les petits papiers d’un service secret ! Avis aux imprudents : les techniques d’approche des espions n’ont guère varié de nos jours.

Les archives de la Stasi contiennent également une documentation très abondante sur les pacifistes opposés à l’installation des missiles en Occident : Vrede, Vaka, CNAPD… Nul doute qu’il y a là, potentiellement, matière à en savoir un peu plus sur une trame de fond d’échanges Est-Ouest parfois ambigus.

Mais la recherche de Kristof Clerix, parue également dans le Knack Wereldtijdschrift et dont on peut consulter les sources sur le site www.targetbrussels.be, dépeint aussi les grandes man£uvres d’espions plus chevronnés. Dont le célèbre  » Pikadili « , un espion danois au service de la Bulgarie, soupçonné d’être l’auteur de l’assassinat, à Londres, de l’opposant bulgare Markov au moyen d’un parapluie armé de poison. C’est le même qui avait été envoyé à Bruxelles afin de recueillir le maximum de renseignements sur une  » cible  » féminine travaillant à l’Otan, pour découvrir ses points faibles et s’en servir. De beaux gosses est-allemands ont été fourrés dans le lit de trois jeunes secrétaires, appelées les  » Mata Hari de l’Otan « , dont l’Allemande de l’Ouest Ursel Lorenzen, qui espionna pendant vingt ans son patron, directeur des opérations au quartier général d’Evere.

Expatriés et citoyens belges bien placés

Lorsqu’ils jetaient leurs filets en eaux troubles, les espions communistes étaient attentifs à deux catégories de personnes. Les expatriés, parmi lesquels se trouvaient des opposants au régime, ou des mouchards. Kristof Clerix a retrouvé dans les archives bulgares une liste datant de 1977 reprenant les données personnelles de 55 personnes s’étant réfugiées en Belgique pour fuir le communisme. Les agents secrets visaient également des citoyens belges appartenant à toutes les couches de la population, pour autant qu’ils soient détenteurs d’un certain pouvoir ou en contact avec des activités sensibles. Le service secret tchécoslovaque avait ainsi des  » sources  » au sein de Fabrimetal, Labofina, Sofedi Films, Cockerill et Philips. Chaque informateur était décrit précisément : motivation, rendement, potentiel.

Au port d’Anvers, la société Transworld Marine Agency Company et sa filiale Allied Stevedore servaient de couverture aux activités du KGB durant les années 1970. Un rapport de la Stasi de 1989 met les Soviétiques en garde : certaines chambres du complexe sportif de l’entreprise sont truffées de micros ; 17 travailleurs sont des agents ou des contacts des services du contre-espionnage belge ou américain.

De fait, le contre-espionnage belge est au mieux de sa forme. La Sûreté de l’Etat est alors dirigée par Albert Raes, décrit par les Tchécoslovaques comme un  » contre-espion expérimenté « . Les archives des services secrets de l’Est décrivent par le menu les précautions à prendre pour déjouer les soupçons belges. Lorsqu’ils se rendent à la mer par l’autoroute, les espions communistes sont priés d’éviter le tunnel de la basilique, surveillé en permanence, croient-ils, par la Sûreté de l’Etat.

A cette époque, le service secret belge déploie une gamme sophistiquée de moyens : filatures, surveillances, déstabilisation des agents ennemis,  » sonorisation  » de locaux conspiratifs, désinformation (la Gazet van Antwerpen avait titré en février 1988 :  » La bande de Nivelles [NDLR : tueurs du Brabant] a une origine bulgare « , ce qui avait été perçu par les Bulgares comme de la propagande anticommuniste), agents doubles, agents provocateurs, etc.

Clerix a ainsi exhumé des archives de la Stasi le point de vue est-allemand sur la chute de l’espion Alfred Abrahamczyk, deuxième secrétaire à l’ambassade d’Allemagne de l’Est en Belgique. Le 25 avril 1984, un journaliste de Jette travaillant soi-disant pour la Stasi, connu seulement sous le nom de code de Akku, échange des documents non classifiés avec Abrahamczyk au café La Terrasse, près du Heysel. Abrahamczyk est aussitôt interpellé par trois agents de la Sûreté. Il sera déclaré persona non grata et renvoyé en Allemagne de l’Est où, sa réputation étant compromise, il ne sera plus jamais envoyé en opération à l’étranger. Au bout de cent pages, le rapport de la Stasi a conclu qu’Akku était un agent provocateur. –

Marie-Cécile Royen

Le faux diplomate avait cru cerner la personnalité de Freddy Thielemans

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