Qui étaient ces Belges » les plus braves » ? César a-t-il menti dans sa Guerre des Gaules ? La recherche archéologique et historique la plus récente offre un nouveau regard sur les tribus belges et leurs révoltes contre l’invasion romaine.
Dossier réalisé par Olivier Rogeau
Rangeons au placard l’imagerie populaire sur les » anciens Belges « . Faisons table rase du romantisme héroïque des représentations d’Ambiorix. Oublions le monde mythique de miel et d’hydromel et l’ambiance burlesque et bon enfant du village d’Astérix. Rendons plutôt à César ce qui est à César, relisons les textes des auteurs classiques et prenons en compte les découvertes récentes des archéologues, des historiens et des anthropologues. La celtitude est dans le vent, mais que savons-nous réellement de nos » ancêtres » ? Pourquoi le conquérant romain a-t-il assimilé les Belges aux Gaulois ? Et comment les prouesses des Nerviens ont-elles failli être fatales à ses légions ? Notre guide en Belgique gauloise au temps des rébellions contre Rome est un chercheur flamand installé de longue date dans les Ardennes. Déjà auteur de plusieurs ouvrages historiques, Ugo Janssens vient de publier, en français, Ces Belges » les plus braves « . Histoire de la Belgique gauloise (éditions Racine), un best-seller dans son édition originale néerlandaise (plus de 20 000 exemplaires vendus). Aucun livre de vulgarisation scientifique n’avait été, jusqu’ici, consacré spécifiquement à l’histoire de ces Gaulois du nord appelés Belgae.
Inspiré par les travaux des spécialistes du monde celtique, Janssens suit l’itinéraire des ancêtres des peuples de la Gaule du nord et relate comment les Belges ont pénétré jusqu’au sud de l’Angleterre, où ils ont fondé Londres. Il décrit leur prise de possession de l’espace qui s’étend entre le Rhin et la Seine, vaste territoire qui sera désigné sous le nom de Belgica au début de l’Empire.
L’auteur passe aussi au crible les Commentaires sur la Guerre des Gaules, de Jules César, et raconte la vie quotidienne des Eburons, des Nerviens, des Trévires, des Ménapiens et de tribus moins connues qui peuplaient nos régions. Il met en lumière les découvertes celtiques – la cotte de mailles, le fût en bois, le savon, les cosmétiques – évoque les dieux de nos forêts, de nos fagnes, de notre littoral, et balaie la thèse néopaïenne de la femme gauloise émancipée. Retour en 57 av. J.-C., quand la Belgique gauloise résiste encore et toujours à l’envahisseur romain…
César ne reconnaît, entre Seine et Rhin, qu’un seul et unique peuple celte. Selon vous, il se trompe ?
Les spécialistes de l’Antiquité estiment que les Celtes de nos régions n’ont pas formé un peuple, mais plutôt la couche supérieure de la société de l’époque. Les chefs de tribus d’origine germanique, comme les Helvètes, les Eburons et les Nerviens, portent des noms celtiques : Orgétorix, Ambiorix, Boduognat… Le celte est la langue véhiculaire de la classe dominante. On peut comparer cette situation à celle du français en Flandre jusqu’au milieu du xxe siècle.
Dans votre livre, vous ne donnez pas une image très flatteuse des » anciens Belges « .
Les peuplades belges vivent dans un monde régi par le droit du plus fort. Dans ces communautés guerrières, les homicides, les viols, les duels, les vendettas et les pillages sont des actions très valorisées. Cette société ne connaît jamais la paix, mais seulement des temps de pause entre des raids et des guerres tribales en règle. L’acquisition de butins est cruciale pour maintenir son statut social. Sans razzias, l’aristocrate gaulois ne peut financer des festins, moyen par excellence de s’attacher des clients, de renforcer son autorité et de faire étalage de sa richesse.
Comment considère-t-on les Gaulois dans le monde gréco-romain ?
L’opulence de la noblesse gauloise fait forte impression. Diodore de Sicile assure que les chefs celtes amassent d’énormes quantités d’or. Hommes et femmes portent des bracelets, de lourds colliers, de grosses bagues en or massif et même des cottes de mailles recouvertes d’or. Ils s’habillent de chemises ornées de broderies et de capes à carreaux multicolores. Les Romains admirent le physique des Gaulois, aux longs cheveux blonds ou roux, et la grâce de leurs femmes. Mais ils éprouvent une vive répugnance pour leur violence effrénée et leurs rites sanguinaires.
Que sait-on des sacrifices humains en Gaule ?
Les victimes sacrifiées aux dieux Teutates, Taranis et Esus sont immergées dans un tonneau en bois, décapitées, immolées par le feu ou suspendues vivantes à un arbre jusqu’à ce que les membres se désarticulent. Les Gaulois sacrifient en priorité des criminels et des voleurs. Faute de malfaiteurs, on recourt à des innocents. L’offrande d’adolescents fait partie des rites de fécondité, tandis que le sacrifice de petits enfants est considéré comme un moyen de lever un anathème. Quiconque s’écarte de la doctrine druidique est considéré comme hérétique. A l’époque d’Ambiorix et de Boduognat, les sorcières sont mises à mort et on mange leur chair cuite.
Comment expliquer ces rites sanguinaires ?
Les Gaulois de nos régions croient à la réincarnation. Ils ne craignent donc pas la mort. Se battre, mourir et renaître sont les étapes de leur conception cyclique de l’existence. La peur de mourir leur est si étrangère que, régulièrement, lors de funérailles, des amis, des épouses et autres parents se jettent sur le bûcher pour se réincarner en même temps que le défunt. Dans la société guerrière gauloise, la vie est courte et a peu de valeur. D’après des études effectuées sur des ossements, l’espérance de vie de l’homme en Gaule à cette époque ne dépasse pas 27 ans. Des sources grecques anonymes mentionnent un étrange rite gaulois. Quand un homme a des doutes sur sa paternité, il dépose le nouveau-né sur son bouclier, qu’il laisse glisser sur les eaux d’une rivière. Si l’enfant survit au test, le propriétaire du bouclier est assuré d’être le géniteur !
La condition féminine en Gaule serait, d’après certains auteurs, avantageuse par rapport aux sociétés méditerranéennes. Votre avis ?
Il faut en finir avec cette image romantique, féministe et néopaïenne de la femme gauloise émancipée. Les récits de César montrent clairement l’impuissance et la dépendance des Gauloises. Avant comme pendant l’invasion romaine, elles n’ont pas voix au chapitre au sein de la société celtique. Les femmes de la noblesse sont mariées en fonction d’intérêts claniques. Les hommes cohabitent avec une épouse et des concubines officielles. Ils ont droit de vie et de mort sur leurs femmes et leurs enfants. Certes, César mentionne la pratique de l’amour libre, de l’adultère impuni, mais cette polygamie n’est attestée que parmi certaines tribus des îles Britanniques. Cela dit, Strabon qualifie les femmes gauloises de » bonnes mères « , qui s’occupent bien de leurs enfants, alors que les hommes, eux, ne pensent qu’à se battre.
Vous tracez un surprenant parallèle entre les Gaulois et les Indiens d’Amérique. Qu’ont-ils en commun ?
Les tribus gauloises révoltées contre Rome agissent et combattent exactement comme les Peaux-Rouges d’Amérique du Nord en lutte contre leurs conquérants blancs : elles sont divisées, collaborent parfois avec l’ennemi et n’ont aucune notion d’un art de la guerre » moderne « . Lors de la conquête romaine de la Gaule, il n’y a jamais de résistance celtique unifiée. Les rares coalitions hétéroclites formées s’effondrent avant d’avoir atteint leurs objectifs. Jules César a remporté plus de victoires par des intrigues et des promesses que par les armes.
Gaulois et Indiens se battent de la même façon ?
Oui, ils combattent pour l’honneur, pour obtenir de la considération, pour prouver leur courage au combat. Gaulois et Indiens manquent cruellement de discipline et d’esprit tactique. Ils négligent aussi la logistique, en particulier le ravitaillement des troupes. En dépit de leur écrasante supériorité numérique, les Gaulois n’ont jamais fait le poids face aux légions romaines. Pareil pour les Indiens face aux régiments de l’armée américaine. Avant le combat, ils défient leurs adversaires les plus forts pour les attirer dans des duels de prestige. Enfin, le cavalier celte, grâce à des arçons, peut se suspendre sur le côté du cheval, à la manière indienne. Il est capable de décocher des flèches dans cette position.
Que pensez-vous de la politique de César en Belgique gauloise ?
Son esprit de calcul est sans limites. César manipule ses rapports au Sénat romain afin d’entériner ses objectifs : augmenter l’effort de guerre et étendre son mandat, limité initialement à la restauration de la paix en Gaule Transalpine et Cisalpine. Pour pouvoir intervenir contre les tribus belges révoltées, il assimile les Belges aux Gaulois, ce qui lui permet de pacifier » légalement » nos régions. La frontière de la Gaule, d’abord située dans les vallées de la Seine et de la Marne, est ainsi déplacée sur le Rhin. Champion de la maxime » Diviser pour régner « , César tire parti de la vanité et des rivalités des chefs gaulois. Il leur offre des titres honorifiques, réclame des compensations, exige des otages. Les peuples qui se montrent dociles sont déclarés » amis de Rome « . D’autres, victimes d’opérations punitives, sont condamnés à l’esclavage, au bannissement ou à la mort.
Sa campagne militaire dans nos régions a néanmoins failli tourner au désastre.
En 57 av. J.-C., Boduognat a presque remporté une très grande victoire sur les Romains près d’une rivière appelée Sabis par César. On l’identifie aujourd’hui avec la Selle, un affluent de l’Escaut. L’assaut des Nerviens et de leurs alliés atrébates et viromanduens est si fulgurant que leurs adversaires ne peuvent s’organiser. La cavalerie et l’infanterie légère numides sont piétinées et les Nerviens réussissent à envahir le camp romain. Cela provoque la débandade de la cavalerie trévire, alors alliée à l’armée romaine. Elle regagne ses cités en annonçant la défaite de César. Mais le général romain réussit finalement à retourner la situation à son avantage grâce à deux légions gardées en réserve. César prétend dans ses Commentarii qu’il a exterminé les Nerviens. Ils se soulèveront pourtant plusieurs fois encore contre les forces occupantes.
N’est-ce pas surtout Ambiorix, le Vercingétorix » belge « , qui symbolise la résistance farouche de la Belgique gauloise contre César ?
Le codirigeant des Eburons était un allié de Rome et même un ami personnel de César. En 57 av. J.-C., le proconsul avait en effet libéré le fils et le neveu d’Ambiorix des mains des Aduatuques et avait aboli le tribut dû par les Eburons à ce peuple voisin. Mais, trois ans plus tard, les livraisons forcées de blé aux légions romaines cantonnées dans les territoires belges suscitent un soulèvement général. Non sans ruse, Ambiorix décime une légion et demie près de la forteresse d’Atuatuca, située peut-être à Tongres ou, plus probablement, à Kanne-Caster, au sud de Maastricht. Furieux, César prend sa revanche et écrase pour de bon les tribus belges révoltées. Dans un effort démesuré, il mobilise pas moins de dix légions pour mettre à feu et à sang le pays des Eburons, entre 53 et 51 av. J.-C. La traque des cavaliers romains pour capturer Ambiorix restera toutefois sans résultat.
Les tribus de nos régions se distinguent-elles des Belges installés au sud de l’actuelle frontière franco-belge ?
Le territoire de la Belgique actuelle n’est pas encore sillonné de routes commerciales et ne compte guère d’oppidums. En revanche, des tribus belges plus méridionales, comme les Rèmes de Champagne, les Suessions de la région de Soissons et les Trévires des environs de la Moselle entretiennent, avant même la guerre des Gaules, un commerce intensif avec les mercatores romains. Exclue du négoce international et des échanges culturels collatéraux, la Belgica du nord n’est, en général, pas portée sur le vin et d’autres articles de luxe du monde méditerranéen. Des communautés comme les Nerviens prohibent d’ailleurs tout ce qui peut nuire à la virilité et à l’endurance des combattants. En fait, les anciens Belges boivent surtout de l’eau !
Pas de bière ?
Les sources classiques indiquent que les classes inférieures gauloises consomment de la cervoise de froment, boisson peut-être comparable en goût à nos bières blanches actuelles.
Et que mangent les » anciens Belges » ?
Du pain, des grains de céréales grillés au-dessus du feu, de la bouillie et des gâteaux de farine. Les principales céréales cultivées sont l’épeautre et l’amidonnier. Le porc est de loin la viande la plus consommée. Les sources mentionnent rarement la chasse au sanglier, stéréotype incarné par Obélix. Le saumon, le silure et le brochet sont abondants dans les cours d’eau et les étangs, où n’existent encore ni truite ni carpe. Les Gaulois du nord mangent aussi des lentilles, des pois, des haricots et des fraises des bois, mais ne connaissent pas les pommes douces, les poires, les prunes, les noix et les carottes. Les arbres fruitiers n’apparaissent chez nous qu’à l’époque gallo-romaine.
Décrits comme des guerriers, les Gaulois sont-ils aussi de bons agriculteurs ?
Contrairement à une idée répandue, ils ne se contentent pas d’une agriculture de subsistance. Le rendement par hectare est, en moyenne, trois fois plus élevé qu’au Moyen Age, un millénaire plus tard ! Voilà pourquoi des tribus comme les Atrébates, les Morins, les Rèmes, les Ambiens et les Nerviens peuvent pourvoir au ravitaillement de milliers de légionnaires en hivernage. L’archéologue britannique Simon James voit même dans le savoir agricole de la Gaule du nord une des raisons de l’invasion et de l’annexion de la Belgica par les Romains. En fait, César est surtout venu occuper nos régions pour contrôler les routes de l’étain et du cuivre.