La passerelle «La Belle Liégeoise», entre le quai de Rome et le parc de la Boverie, rend hommage à Anne-Josèphe Théroigne, femme politique et ardente militante républicaine lors de la Révolution française, relève l’historien Paul Delforge. © hatim khagat

«L’ odonymie n’est pas neutre»

Les rues ont servi abondamment, à Liège comme ailleurs, à commémorer des morts et des événements. Mais pas n’importe lesquels, rappelle Paul Delforge, historien et directeur de recherches de l’Institut Destrée.

Princes-évêques, bourgmestres, industriels, musiciens, peintres, écrivains, artistes et résistants sont très bien représentés parmi les personnalités qui ont donné leur nom à des rues liégeoises. A cette histoire, certains espèrent aujourd’hui pouvoir ajouter d’autres «accents», selon Paul Delforge.

Quelle histoire les dénominations patronymiques liégeoises racontent-elles?

Les noms des rues, des places ou des avenues n’ont d’autre but que de désigner un lieu. Ils ne servent pas à raconter une histoire, même si la manière dont a évolué l’odonymie – ce domaine spécifique de la toponymie qui étudie l’ensemble des noms de lieu – nous instruit sur les motivations de ceux qui ont choisi de désigner un lieu par un nom plutôt que par un autre. Sur le temps long, on peut distinguer deux grandes périodes. Avant la période française, à la fin du XVIIIe siècle, la coutume impose sa loi. Un lieu prend son nom à partir d’un élément de terrain qui frappe l’esprit. Quand le temps s’accélère, quand les centres urbains se transforment, quand l’industrialisation et la révolution démographique modifient l’organisation de la société, l’autorité publique prend la main. Une nouvelle période commence, avec de nouvelles pratiques qui se consolident et s’imposent. Dans le cadre de son autonomie, le conseil communal de Liège détermine les noms de rue et procède, dès 1863, à un important travail de classement et de régularisation. On respecte les noms anciens mais une tentation nouvelle se fait jour, celle de transformer les noms de rue en livre d’histoire à ciel ouvert.

Les noms de rue sont une sorte de marqueur des références « historiques » des générations précédentes.

Dans quelle mesure cette histoire témoigne-t-elle des «valeurs» des époques successives?

En 1924, Théodore Gobert, auteur d’ouvrages de référence sur les noms des rues de Liège, écrivait: «La plupart des noms de rue ont été choisis pour commémorer les plus intéressants épisodes de nos annales. Par leur appellation, par les monuments qu’elles renferment, par les hommes célèbres qui y ont vu le jour ou s’y sont révélés, les rues perpétuent les fastes de la ville, ses commotions politiques, ses malheurs, ses triomphes. Les noms des artères publiques sont aussi destinés à rappeler la création d’institutions séculaires, à perpétuer le souvenir de grands citoyens: fondateurs, défenseurs ou bienfaiteurs de la cité.» Les rues servent donc à commémorer des morts ou des événements. Ce phénomène s’accentue surtout après 1918 et 1945, où s’exprime fortement le besoin de commémoration. L’ évocation des héros des deux guerres, du passé liégeois, de personnalités majeures vient compléter le panel des noms de rue en le diversifiant. Industriels, princes-évêques, bourgmestres, musiciens, peintres, écrivains et artistes en général, inventeurs, peuvent être choisis parce qu’ils sont nés dans la rue en question, ou simplement en raison de la notoriété dont ils bénéficient. Certaines localités ont pu avoir une rue Joseph Staline, à une époque où, avec Roosevelt et Churchill, il incarnait les accords de Yalta. L’ odonymie est alors surtout indicative du regard que portait une société à différentes époques ; elle est une sorte de marqueur des références «historiques» des générations précédentes. Mais certains choix pâtissent parfois du manque de recul qu’exige l’histoire. Un ordre de grandeur doit aussi retenir notre attention. En 1976, à la veille de la fusion des communes et de l’émergence du «Grand Liège», Jean Broze a publié un ouvrage dans lequel il a répertorié mille noms de rue: 423 portaient le nom de personnalités, dix-huit seulement étaient des femmes…

© DR

Peut-on voir cette histoire comme en perpétuelle évolution, avec des noms qui s’ajoutent et apportent d’autres dimensions?

La désignation des noms de rue connaît une évolution et apportera encore son lot de changements. Fondamentalement, deux regards différents se posent sur cette question. Dans la tradition, les uns rappellent qu’un nom de rue sert avant tout à identifier une adresse, insistent sur son caractère utilitaire et, par conséquent, entendent établir un lien avec l’environnement immédiat ; d’autres, en raison de la visibilité de ces dénominations, voudraient qu’elles soient chargées d’un message davantage «politique» au sens noble du terme, évoquant un passé glorieux, le rôle des femmes, l’importance de l’environnement, voire la question de la colonisation ou de l’immigration. De nombreux enjeux de mémoire s’affrontent car l’odonymie n’est pas neutre ; il suffit de se rappeler que, durant les guerres, une des premières préoccupations de l’occupant consiste à modifier les noms de rue en fonction de ses critères, et pas seulement linguistiques.

De sérieux prétendants

Liège aura-t-elle un jour une rue Robert Waseige (photo), du nom de l’entraîneur de football d’origine liégeoise? Fréquemment, des propositions parviennent à l’échevinat de l’état civil. Ces dernières années, ce fut le cas pour Semira Adamu, demandeuse d’asile nigériane étouffée avec un coussin lors d’un rapatriement forcé en 1998, ou, dans un tout autre registre, pour Sandra Kim, victorieuse du concours Eurovision de la chanson en 1986. Dans les deux cas, les demandes n’ont pas abouti. C’est la sous-commission communale de toponymie qui est chargée d’ «instruire» les dossiers pour les dénominations envisagées. Composée d’élus, de fonctionnaires communaux et de personnes férues d’histoire liégeoise ou de toponymie, elle mène des discussions semble-t-il parfois passionnées avant de parvenir à arrêter des propositions à l’adresse du conseil communal. Au-delà des noms évoqués plus haut, d’autres devraient vraisemblablement revenir dans les discussions de la sous-commission dans les prochaines années, dont ceux des hommes politiques Jacky Morael et Jean-Pierre Grafé, décédés respectivement en 2016 et 2019. «Chaque membre de la sous-commission avance aussi ses propositions, commente Michel Elsdorf, coauteur du Livre officiel des rues de Liège, qui en est membre. Moi, par exemple, je verrais bien une rue en l’honneur de Jean Nicolay, gardien de but du Standard.»

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