Fernanda Melchor entraîne le lecteur dans un procédé immersif d'une rare puissance. © DR

L’ envers du paradis

A travers l’histoire d’un jeune jardinier entraîné malgré lui dans une virée tragique, l’écrivaine mexicaine Fernanda Melchor signe une fable hypnotique sur les racines ordinaires du mal d’aujourd’hui. Beau, édifiant et irrésistiblement dérangeant.

Un ghetto doré quelque part au sud-est du Mexique. Le paradis pour quelques-uns, l’enfer pour beaucoup d’autres. Schéma classique. Polo, ado originaire de la petite ville voisine posée en contrebas, de l’autre côté du fleuve poisseux qui sépare les deux mondes, travaille comme jardinier dans ce complexe résidentiel de luxe. Pas par choix, plutôt parce que sa mère, chez qui il vit avec une cousine perfide et enceinte d’on ne sait trop quel amant, l’y a obligé. Il déteste ce job mal payé qui ne fait qu’accentuer un profond sentiment d’échec depuis que son grand-père, tombé dans l’alcoolisme, a brisé son modeste rêve d’enfance: construire ensemble un bateau pour aller pêcher. Depuis, il rumine en boucle les scénarios qui lui permettraient de s’extirper de la misère et des reproches incessants de sa mère, jusqu’à envisager de s’acoquiner avec « ces gens-là », autrement dit les cartels, comme le vénéré Milton, sorte de grand frère de substitution. Tout plutôt que de continuer à servir d’esclave pour ces ultrariches condescendants. « Une putain d’injustice, voilà ce que c’était », enrage Polo.

Comme si une simple chatte justifiait tout cet effort, toute cette énergie, l’hécatombe qui allait avoir lieu.

Ce qui ne l’empêche pas de sympathiser avec un des « morveux » du lotissement. Enfin, sympathiser, c’est beaucoup dire. S’il accepte de retrouver à la nuit tombée Franco, garçon obèse, visqueux et infatigable consommateur de pornographie et de friandises chimiques ayant développé une inquiétante obsession pour la plantureuse mère de famille voisine, c’est juste pour lui siphonner les quelques gorgées d’alcool qui anesthésient sa rancoeur et ses envies de tout brûler.

Monologue fiévreux

Dès les premières phrases incandescentes du livre, on comprend qu’un drame a eu lieu, que Polo s’est laissé embarquer dans le délire pervers du « Porc », comme il appelle silencieusement son copain, et que les choses ont forcément mal tourné. Un dénouement attendu et redouté qui ajoute encore à la tension d’un récit connecté entièrement sur la voix intérieure de Polo. Et qui en épouse les contorsions, les fulgurances et les débordements. Pas de belles phrases bien peignées donc, mais un torrent fiévreux d’impressions, de ressenti(ment)s, de sentences lucides – « Comme si une simple chatte justifiait tout cet effort, toute cette énergie, l’hécatombe qui allait avoir lieu » – traduisant dans un style brut et viscéral, à la poésie rugueuse et hypnotique, le cheminement inexorable menant deux adolescents de la misère sociale pour l’un et morale pour l’autre à la violence extrême.

Avec ce procédé immersif d’une rare puissance, Fernanda Melchor nous plonge non seulement dans la tête d’un jeune homme dépassé par les événements mais, plus que tout, elle nous fait voir de l’intérieur, sans manichéisme, comment les idées les plus toxiques, tristement banalisées dans nos sociétés – culture du viol, culte de la virilité, consumérisme… -, gangrènent les esprits les plus fragiles.

Un roman féministe, radical, mais surtout pas moralisateur. Malgré l’horreur, on se prend d’affection pour ce personnage humilié chez lui comme au travail et qui résiste comme il peut à la tentation compréhensible de vouloir se venger, quitte à y laisser ses dernières plumes. Dans un autre environnement plus accueillant et moins inégalitaire, Polo aurait sans doute été quelqu’un de bien et de respectable. L’impression de gâchis n’en est que plus cuisante.

Paradaïze, par Fernanda Melchor, Grasset, 216 p.

L' envers du paradis

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