Kundera L’intransigeant écrivain francophile

Les lecteurs francophones auront dû patienter trois ans avant de pouvoir lire L’Ignorance, dernier et douloureux roman de l’écrivain d’origine tchèque. Récit d’une idylle contrariée avec la France et explications exclusives de l’auteur

L’Ignorance, par Milan Kundera. Gallimard, 181 p.

A lire, sur l’£uvre de Kundera, l’essai de François Ricard Le Dernier Après-Midi d’Agnès. Gallimard, 220 p.

Il y a, dans la vie de Milan Kundera, quelque chose qui ressemble à un roman : ses relations avec la France. Des relations passionnelles. Qui durent depuis un demi-siècle, même si, ces temps-ci, l’idylle s’est un peu assombrie : l’auteur de La Plaisanterie aura fait lanterner les Français trois ans avant de publier chez Gallimard son nouveau livre, L’Ignorance. Lequel est achevé depuis le printemps 2000 et a déjà été traduit dans une dizaine de pays. Les raisons de cette bouderie ? Le sphinx Kundera, qui s’est depuis longtemps retiré de la scène publique, ne fait aucun commentaire. Silence radio. Peut-être a-t-il été blessé par certaines critiques très violentes, lors de la sortie û en janvier 1998 û de son précédent roman, L’Identité.

C’est au c£ur de la Tchécoslovaquie communiste, au début des années 1950, que commence l' » aventure française  » de Kundera. Au lycée, d’abord, où il découvre Apollinaire, Sartre et les surréalistes. Puis dans les casernes soviétisées, où il glisse les livres de Rabelais sous sa paillasse. Et quand il ébauchera ses premières nouvelles, ce sera sous le signe de Diderot, son maître. L’autre passeur se nomme Aragon : en août 1968, pendant que les chars russes envahissent Prague, le poète lit le manuscrit de La Plaisanterie et s’enthousiasme.  » Une £uvre majeure « , lance-t-il dans la préface de ce roman, dont la traduction paraît à l’automne chez Gallimard. Cette année-là, alors que la censure tchèque le met à l’index, Kundera fait son premier voyage à Paris. Et devient l’ami de Claude Gallimard, lequel va régulièrement le voir à Prague, l’encourage à émigrer, emporte en fraude La vie est ailleurs, qui reçoit le prix Médicis étranger en 1973.  » Ainsi, je suis devenu un bizarre auteur français de langue tchèque « , ironisera Kundera.

C’est à ce moment-là qu’il claque la porte de sa patrie. En 1975, à bord d’une R 5 chargée de livres et de désillusions, il roule vers la France avec sa femme, Vera. Il a 46 ans, décroche un poste à l’université de Rennes et, trois ans plus tard, s’installe à Paris.  » A ma grande surprise, j’ai été heureux dans mon exil dès la première minute « , confessera celui qui, en 1979, sera déchu de la citoyenneté tchécoslovaque, à l’heure où paraîtra Le Livre du rire et de l’oubli. Un roman voltairien, brûlé par une ironie dévastatrice, que la critique encense. Son auteur, désormais, est mieux compris. On ne le présente plus comme le dissident de service. On découvre au contraire un écrivain-philosophe, un chorégraphe de l’imaginaire, un grand architecte de la littérature. Qui clame sa dette envers les classiques du xviiie siècle, de son fort accent où vibrent les musiques de la lointaine Bohême. Visage de boxeur, longue silhouette de félin, Kundera est en train de devenir un mythe.

Une prose fulgurante, qui va droit à l’essentiel

Un mythe, mais aussi un citoyen français. Le 1er juillet 1981, en pleine euphorie rose, Jack Lang annonce la naturalisation du romancier. La France était sa mère spirituelle ? Elle est sa seconde patrie.  » Mon émigration, dira-t-il, est une renaissance, l’événement le plus décisif de ma vie comme de mon travail. C’est ici que j’ai noué les amitiés qui me sont les plus chères, ici que j’ai écrit mes livres les plus mûrs, ici que j’ai été le mieux compris.  » Bel hommage… Ses lecteurs, bientôt, lui renvoient la balle : en 1984, L’Insoutenable Légèreté de l’être fait un tabac. Sur les plateaux de télévision, Kundera prend des poses d’ange noir.

Plus pour longtemps. Car il va peu à peu devenir un homme invisible. Un grand silencieux reclus dans son appartement de Montparnasse. Qui refuse désormais les interviews, fuit les caméras et ne décroche son téléphone qu’après une sonnerie-code. Caprice ? Cabotinage de star ? Non. Les vraies raisons sont littéraires :  » Le romancier, explique-t-il, est celui qui, selon Flaubert, veut disparaître derrière son £uvre. Il doit donc renoncer au rôle de personnalité publique. En se prêtant à ce rôle, il met en danger son £uvre, qui risque d’être considérée comme un simple appendice de ses gestes, de ses déclarations, de ses prises de position.  »

Ces mots sont essentiels pour comprendre le mutisme kundérien, et sa phobie de l’esbroufe. Lisons L’Immortalité, son chef-d’£uvre : il y fustige assez les  » imagologues  » û les charognards de la société du spectacle û pour ne pas tomber à son tour dans ce piège. Tous ses autres romans, par la suite, mettront en scène des personnages dont l’intimité a été violée, trahie, bafouée. Voilà pourquoi Kundera veut se protéger, lui aussi. Et il ne sortira quasiment plus de sa réserve, sauf pour défendre la Slovénie indépendantiste, pour saluer Havel ou Rushdie.

Et, pendant qu’il orchestre ce second exil, il est en train de devenir un écrivain français, qui dit adieu à sa langue maternelle pour adopter celle de sa terre d’accueil. Comme Beckett, Cioran, Ionesco. Premières gammes : deux essais, L’Art du roman et Les Testaments trahis. Il y ramasse toutes ses obsessions, en dénonçant la perversion d’une époque où le moralisme épurateur a accouché d’un nouveau fléau, invisible, rampant û la dictature des consciences. Un moraliste, Kundera ? Oui. Et qui va, au fil des années 1990, se lancer dans l’ultime aventure : écrire ses romans en français. Avec ce commentaire :  » J’ai préféré ma liberté à mes racines. La langue tchèque m’appelle : reviens à la maison, voyou ! Mais je n’obéis plus. Je veux rester avec la langue dont je suis éperdument amoureux.  » Un sacré défi. Qu’il relève en épurant au maximum ses scénarios. Et en signant deux romans très courts, La Lenteur (nouvelle bombe contre les imposteurs de la religion cathodique) et L’Identité, amère comédie sur le thème du malentendu amoureux.

C’est à ce moment-là que certains critiques, qui avaient auparavant encensé Kundera, sortent le napalm, dans L’Express, Libération, Le Canard enchaîné. L’écrivain, lui, est en train d’achever L’Ignorance. Mais il refuse que Gallimard le publie. Kundera le francophile tourne le dos à la France. En avril 2000, son livre est traduit en espagnol, chez Tusquets. La presse applaudit et les ventes explosent. Même ovation l’année suivante en Italie, où L’Ignoranza devient un best-seller, avant de paraître aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. On se demande alors si le roman sortira un jour en France, et Michel Déon, qui connaît bien Kundera, lui sert d’ambassadeur :  » Il est très sensible et facilement blessé. Il est devenu la bête noire d’un petit cercle qui impose sa loi au milieu littéraire. Jouissant d’une reconnaissance internationale, il préfère publier ses livres dans des pays où ils seront examinés la tête un peu plus froide.  » Mais le romancier, qui travaille actuellement sur un essai, a enfin donné son feu vert : avec un premier tirage de 100 000 exemplaires, L’Ignorance arrive ces jours-ci dans les librairies. Et ce sera encore un grand moment de l’aventure kundérienne.

Sur le pupitre, un récit totalement dépouillé. Incandescent. Ecrit en piqué, d’un trait de foudre. Condensé en 53 petits tableaux qui s’enchevêtrent, au fil d’intrigues croisées que le funambule Kundera orchestre en virtuose. Dans ses romans antérieurs, la plupart des personnages étaient des fugitifs, des êtres en cavale. Dans L’Ignorance, au contraire, ils renouent avec le passé. Comme Ulysse, ils naviguent vers Ithaque. Pour constater, l’amertume au c£ur, que les retours sont des fiascos. Et que les retrouvailles, toujours, auront un goût de tragédie.

Irena, l’héroïne, a quitté la Tchécoslovaquie en 1969, afin de fuir le communisme. Elle vit à Paris. Elle se sent abandonnée. Ses désirs sont en jachère, derrière le rideau déchiré d’un présent voué à l’oubli et, parfois, à une folle nostalgie. Après avoir été une émigrée, elle est devenue une ombre. Rentrer au pays ? Elle y pense, et cela l’effraie un peu. Elle finira pourtant par se décider : un matin de 1989, elle saute dans un avion. Et découvre une nation libérée du diable totalitaire mais soumise à d’autres démons, encore plus sournois. Scène terrible où Irena retrouve ses ex-copines, dans un café praguois : agrippées à leurs chopes de bière, elles ne lui posent aucune question. Rien, pas un mot. Son odyssée française n’intéresse personne. Pis, on lui fait sentir que son départ fut une trahison, et on ne lui pardonne pas ce come-back improvisé qu’elle vit comme un nouveau bannissement, comme une farce grotesque.

Mais elle n’a pas achevé sa descente aux Enfers. Jadis, à Prague, elle avait aimé Josef. Follement. Et leur histoire s’était brutalement interrompue. Pourra-t-elle renaître ? Irena se cramponne à cette chimère. Et retrouve un Josef qui ne se souvient de rien. Pas même de son nom… Chez Kundera, un naufrage en cache toujours un autre. Bannie de ses amours, répudiée dans sa propre patrie, Irena sait qu’elle ne pourra plus se réconcilier avec elle-même. Jamais l’auteur de La Plaisanterie n’a été si sombre, si désabusé. Et l’on comprend, en lisant ce roman-testament, pourquoi l’émigré Kundera ne retournera pas dans son pays natal. Mais il n’en reste pas là, et dépose sur sa toile d’autres chagrins, d’autres drames. Celui de Milada, par exemple, le troisième personnage de L’Ignorance : elle aussi a aimé Josef, quand elle était lycéenne. Pour lui, elle a voulu mourir, et elle est restée une femme blessée, décapitée de ses rêves. Une apatride de l’âme, comme Irena.

Tous ces fils se nouent et se dénouent sous les trombes d’une prose fulgurante, qui va droit à l’essentiel. Mais il y a également toutes ces digressions où, d’un revers de plume, Kundera fustige la dégradation de sa langue natale, dévoile les petites magouilles de la société postcommuniste, exhibe les plaies grotesques d’une Prague défigurée, honteusement américanisée, où le pauvre Kafka est devenu le pantin favori des marchands de tee-shirts.

 » L’horreur de l’identité perdue  »

Triste Bohême, elle aussi exilée de sa légendaire magie. La roue de l’Histoire a beau tourner, les hommes, eux, ne changent pas. Ni leurs mensonges, ni la sinistre comédie d’un monde où triomphent le mensonge et l’imposture. Où, irrémédiablement, les êtres sont des orphelins de l’absolu.

Elle est là, depuis le premier livre, la grande obsession du romancier-philosophe : ce qu’il appelle, en disciple de Pascal, l' » horreur de l’identité perdue « . L’ignorance ? Ce n’est pas, pour lui, un non-savoir. Mais une certitude, douloureuse, dévastatrice : la conscience d’une faille, d’une perte, de ce vertigineux mal-être qui condamne les héros kundériens à errer dans les ténèbres comme d’éternels exilés. Loin du paradis, loin du bonheur dont ils se sentent à tout jamais chassés. Parce qu’elle rameute les fantômes de son passé, L’Ignorance est le roman le plus poignant de Kundera. Et c’est, surtout, une éblouissante autopsie de la fragilité humaine.

André Clavel

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