Kerr, le Berliner

Marianne Payot Journaliste

Avec Une douce flamme, l’auteur de La Trilogie berlinoise plonge à nouveau dans l’Allemagne nazie. Avant de faire un détour par l’Argentine de Peron. L’occasion de rencontrer l’écrivain dans une capitale allemande qu’il ne cesse d’arpenter.

De notre envoyée spéciale

Philip Kerr a de la chance. Il ne travestit en rien la réalité en octroyant dans ses romans un joli rôle à Lorenz Adlon, le créateur du superbe hôtel Adlon de Berlin, qui cachait ses amis juifs dans les suites de son palace. Alors, tout naturellement, en reconnaissance de ce coup de chapeau au fondateur, la direction actuelle lui fait des prix. Du coup, l’écrivain écossais n’hésite pas à traverser la Manche pour donner ses rendez-vous Unter den Linden, face à la porte de Brandebourg. En toute simplicitéà Pour l’heure, tandis que l’Allemagne fête le sixième tome de sa saga berlinoise, la Belgique, elle, accueille son cinquième volet, Une douce flamme.

Bref résumé pour tous ceux qui auraient eu la malchance de passer à côté de La Trilogie berlinoise, publiée une première fois au début des années 1990 et rééditée l’année dernière au Masque parallèlement au quatrième tome, La Mort, entre autres. 1932, 1936, 1938, 1947, 1949. De livre en livre, on aura tout connu au cours de cette fascinante plongée au c£ur du système national-socialiste : la montée du nazisme, la préparation des JO de Berlin, les accords de Munich et la Nuit de cristal, Heydrich, Himmler et Goering, le Berlin en ruine et la Vienne occupée, mais aussi de voluptueuses prostituées, des maquereaux à la pelle, des mafiosi, des espions, des justiciersà et Bernhard Gunther, bien sûr. Bernhard, Bernie pour les initiés, dispose d’un CV un rien compliqué, ayant multiplié les zigzags entre la brigade criminelle de Berlin et le statut de détective privé. Mais ce dont on est sûr, c’est que notre homme est un fin limier plein d’humour doublé d’un antinazi viscéral. Jamais insensible au charme des jolies femmes, avec son côté désabusé à la Philip Marlowe, il tombe dans une série de pièges qui le mèneront jusqu’aux geôles soviétiques et, last but not least, jusqu’en Argentine, en compagnie de quelques anciens compagnons de Hitler.

 » Je me suis fait par moi-même « 

 » Je me suis peu à peu projeté dans Bernie, confie Philip Kerr, confortablement installé, tasse de thé à la main, dans le magnifique salon de l’hôtel Adlon – reconstruit à l’identique en 1997 après avoir été détruit en 1945. Mais, au départ, je ne songeais guère à écrire un polar. En fait, j’étais confondu par l’histoire de ce peuple charmant tombé dans la main du diable. Je voulais comprendre comment était née l’horreur. Je suis venu ici une première fois en 1984. A mes questions on me répondait « Forget it ». Alors j’ai enquêté dans les livres, sur les lieux, et l’idée du privé s’est imposée.  » En 1989, à 32 ans, il envoie son manuscrit à quelques éditeurs londoniens. Accepté sans coup férir ! Très vite viendront un deuxième tome, puis un troisième et le succès, bientôt mondial (sa Trilogie a été vendue dans plus de 40 pays). Le petit Gallois au teint mat qui se faisait moquer par ses copains d’école prend sa revanche.  » Je me suis fait par moi-même, aime à répéter ce fils de la working class. A la maison, quand mon père me voyait écrire, il me lançait : « Comment ça va, Colin Higgins ? » du nom de l’auteur de Harold et Maude, le seul livre qu’il ait jamais lu. « 

Philip, lui, a dévoré John le Carré, Isherwood, Graham Greene, Chandler, Wodehouse, Hemingway, Eric Ambler età Hegel. Rien à voir avec ses études de droit ( » Mon père voulait que je sois avocat, je hais les avocats ! « ) ni avec son job dans la publicité ( » C’était l’horreur « ). Aussi se lancera-t-il à corps perdu dans sa quête  » métaphysique « . Il retourne en Allemagne, dix, quinze fois, tente d’en apprendre la langue, s’essaie aussi à celle de Cervantès (pour, notamment, prononcer quelques bribes de remerciement lors de la remise à Barcelone de son  » colossal  » – 125 000 euros – prix international de littérature policière), passe Noël au Lutetia, à Paris, pour les besoins des septièmes  » aventures  » de Bernie.

Son vieux guide Baedeker de 1924 en main, Kerr n’en finit pas d’arpenter Berlin. Nous voilà, avec ce drôle de pilote, plantés devant un parking, en lieu et place du bunker de Hitler, remontant la Wilhelm-strasse, le centre du pouvoir du Reich, scrutant l’ancien ministère de la Luftwaffe (le seul qui soit resté intact) ou encore méditant devant les vestiges d’une ancienne école d’art devenue le QG des nazis. Mais, dans Une douce flamme, le national-socialisme n’est encore – pour quelques mois – qu’un spectre menaçant et c’est entre l’Alexander platz, siège de la police, et le Friedrichshain Park, où l’on a retrouvé le corps affreusement mutilé d’une jeune fille, que le héros de Kerr traîne ses guêtres. Dès les premières pages, on sent l’enquête pourrie : les parents de la victime ne sont guère éplorés, les confrères de Bernie se méfient de ses penchants sociaux-démocrates, la pègre le tient à l’£il, tandis que les hiérarques nazis rôdent dangereusement.

Pour  » respirer  » un peu, nous nous retrouvons, au chapitre suivant, à Buenos Aires, en 1950. Bernie, Adolf Eichmann et Herbert Kuhlmann viennent d’y débarquer sous des noms d’emprunt – comme quelques milliers d’autres criminels de guerre. Bien sûr, Bernie n’est là qu’au terme d’un pénible imbroglio, mais cet exil forcé va lui permettre de reprendre du service. Malgré sa cinquantaine maladive, le voilà au centre de multiples affaires fort nauséabondes (l’assassinat d’une jeune fille, l’enlèvement d’une autre et la disparition de réfugiés juifs), avec, pour interlocuteurs, excusez du peu : d’anciens bourreaux nazis peu enclins au mea culpa (Kurt Christmann, Walter Kutschmann, Josef Mengeleà), des banquiers allemands £uvrant pour le retour du national-socialisme, et la clique du président Peron et de sa femme Eva en pleine collusion active. Où il est question de pureté raciale, d’avortements sauvages et de charniers humains sous le beau ciel argentin. Retour à Berlin, en 1932, puis c’est de nouveau le Buenos Aires d’après-guerre, et ainsi de suiteà

Avec la maestria d’un démiurge, Kerr jongle avec les époques et les faits sans perdre jamais le fil de ses récits tristement historiques. A la dernière page, Bernie s’enfuit en Uruguay. On espère bien l’y rejoindre un jour. En attendant, on reprend un nuage de lait avec sir Philip Kerr.

Une douce flamme, par Philip Kerr, trad. de l’anglais par Philippe Bonnet. Le Masque, 432 p.

MARIANNE PAYOT

victime d’un imbroglio, bernie est en exil forcé à buenos aires

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