» Juicing  » : détox ou intox ?

La Belgique succombe à la mode des  » jus verts  » venue des Etats-Unis. Une cure de végétaux crus pressés à froid aurait un effet nettoyant et énergisant sur le corps. Enjeux santé et marketing d’un régime qui a ses adeptes et ses détracteurs.

La scène se déroule à la caisse d’un magasin bio en périphérie bruxelloise. Deux clientes, une quinqua épanouie et une trentenaire au look sportif, échangent leurs recettes de  » jus verts  » et comparent les performances de leurs extracteurs de jus. L’aînée a remplacé, au petit-déjeuner, son habituelle tartine beurrée-confiture-café par un grand verre de jus de légumes et de fruits pressés à domicile. La cadette vante les bienfaits de ses cures de  » green juice  » qui, assure-t-elle, détoxifient l’organisme et permettent de retrouver la forme.

Venue des Etats-Unis (lire l’encadré  » La boisson des stars de Hollywood  » en page 30), la mode du  » juicing  » (de l’anglais juice, jus) séduit aujourd’hui de plus en plus de Belges en quête de bien-être et d’alimentation saine.  » Nous observons depuis trois à cinq mois un pic des ventes d’extracteurs de jus « , constate Claire, chargée, plusieurs fois par an, de faire des démonstrations de l’appareil distribué dans la boutique bio. Lors de sa dernière présentation, début juin, elle a vendu une quarantaine d’exemplaires en une fois :  » un record « , dit-elle. D’autant que le coût élevé de la machine (autour de 360 euros) peut sembler dissuasif pour une partie de la clientèle.

Une majorité de femmes

 » Plus de 80 % des acheteurs sont des femmes, précise Claire, elle-même grande consommatrice de jus verts. Nos clients savent qu’un jus frais fait chez soi a infiniment plus de vertus qu’un jus en bouteille acheté dans le commerce. Nombre d’entre eux, dont l’alimentation est pourtant équilibrée, se plaignent de migraines, de douleurs intestinales ou autres troubles, ce qui les incite à passer à l’acte. Certaines clientes me demandent si les cures de jus vert font perdre du poids, mais je ne fais pas de cet aspect un argument de vente. Le principal atout des jus de légumes et de fruits préparés avec un extracteur est qu’ils permettent de faire le plein de nutriments et de vitamines facilement, dans une petite quantité de liquide. Un seul verre contient les éléments essentiels des fameux cinq fruits et légumes à consommer chaque jour pour être en bonne santé.  »

Les accros insistent sur la nécessité de faire un  » reboot « , un redémarrage, afin de purifier son système digestif. Les régimes aux légumes et fruits crus pressés à froid faciliteraient l’élimination des toxines, polluants et autres déchets. Doté d’un moteur à rotation lente qui broie doucement fruits et légumes, l’extracteur de jus préserverait les vitamines et les enzymes des aliments (lire l’encadré  » Coûteuses machines  » en page 31). Appareil à mastication, il élimine la fibre,  » partie indigeste de la plante « , signale l’un des nombreux sites consacrés à ce phénomène.

Tomber dans un nouveau déséquilibre

Ingénieur civil, Alain est végétarien depuis près de dix ans et adepte de la cuisine bioénergétique. Il y a trois ans, une prise de sang a révélé chez lui certaines carences. Depuis lors, il consomme beaucoup de légumes en jus, préparés à la maison avec un extracteur.  » Pour mieux intégrer les minéraux « , explique-t-il. Mais il met en garde :  » Il faut rester à l’écoute de son corps. Car ne plus manger les fibres des légumes entraîne un nouveau déséquilibre. De même, ne consommer que du cru provoque des irritations intestinales. Ce régime n’est pas la panacée. Un moment, j’ai senti dans mon corps que j’allais trop loin. Mon frigo est toujours rempli de légumes, j’aime commencer ma journée par un jus vert pour éviter une digestion lourde, mais j’ai réduit ma consommation.  »

Les cocktails composés de jus de feuilles de chou, d’épinards, de céleri, de concombres, de persil, de carottes… fourniraient au corps une bonne dose de chlorophylle,  » d’où un apport d’oxygène dans le sang, car les molécules de chlorophylle ressemblent à celles de l’hémoglobine « , assure une animatrice d’émissions gastronomiques sur les chaînes télé et radio de la RTBF. Elle-même adepte des cures de jus vert de trois jours, elle a fait, début juin sur Vivacité, l’apologie du juicing. Selon elle, les bienfaits de la chlorophylle sur l’homme seraient  » prouvés scientifiquement  » et des études montreraient  » l’impact bénéfique des diètes en question sur le taux d’insuline, l’estomac, l’oesophage, les ulcères et le cancer « .

Une forme d’escroquerie ?

Que penser de ces allégations ? A-t-on vraiment besoin d’aider notre corps à se  » détoxifier  » ? N’est-il pas dangereux de se nourrir exclusivement de liquide pendant plus d’une journée ? Les cures permettent-elle réellement de  » nettoyer  » l’organisme ? Les cures  » détox  » de jus vert en bouteilles livrées chaque matin (près de 70 euros la journée, plus de 500 euros le régime de cinq jours) ne relèvent-elles pas d’une forme d’escroquerie ?

 » Le phénomène du juicing est avant tout le résultat d’un marketing efficace, qui surfe sur la vague santé-bien-être et sur un désir de retour aux sources, estime la diététicienne Stéphanie Bonnewyn, spécialiste nutrition à Test-Achats. Les cures de jus permettent à des personnes qui s’alimentent mal de déculpabiliser, mais j’ai de sérieux doutes sur leur effet détoxifiant. Pour quelqu’un qui mange hyper-gras, une petite diète au jus de légumes et de fruits peut, certes, avoir un effet bénéfique. Une certitude : payer des centaines d’euros pour se faire livrer pendant une semaine des bouteilles  »détox » est stupide !  »

Gare aux vendeurs de rêve

Le Dr Patrick Van Alphen, chef de clinique adjoint au CHU Saint-Pierre (Clinique du poids idéal), à Bruxelles, stigmatise les dérives actuelles de la nutrition.  » Elle devient parfois une religion, basée sur des croyances et non sur des faits. Comme toute religion, elle a ses intégristes. Tout part d’un fait validé par les études scientifiques et cliniques : l’effet antioxydant de molécules contenues dans beaucoup de fruits et légumes. Nul doute que la consommation régulière de ces aliments diminue les risques de cancers, de dégénérescence des parois vasculaires… Sur cette base, les illuminés de la nutrition et les vendeurs de rêve d’immortalité proposent des cures qui sont en rupture avec les règles d’alimentation saine. Car ne pas manger crée un stress biochimique qui augmente la production des métabolites oxydants. Le mythe du  » nettoyage  » de l’organisme, du corps  » propre  » ou  » vierge « , conduit au résultat contraire. Du point de vue philosophique, c’est effrayant !  »

Sur son site, une coach en  » développement personnel  » de la région de Tournai propose, fin octobre, une cure de jus vert d’une semaine (650 euros,  » logement en sus « ) inspirée des méthodes d’un institut américain. Un tel jeûne apporterait, lit-on dans la présentation,  » rajeunissement, revitalisation des cellules, sentiment de bien-être au corps et à l’esprit. Il se place sous l’égide de la chlorophylle qui convertit l’énergie du soleil en énergie de vie « . Plus loin :  » Les éléments essentiels qui peuvent manquer à vos cellules, en particulier les enzymes vivants, vitamines, minéraux, oligo-éléments, peuvent être facilement assimilables par le biais de  »rayons de soleil verts » provenant de jus verts frais.  »

Enzymes et  » vigueur alcaline  »

Experte en science des denrées alimentaires, le Dr Marie-Louise Scippo (ULg) s’indigne :  » Il n’existe pas d’enzyme « vivante » ou « morte » ! Plusieurs questions se posent en la matière : les enzymes des plantes sont-elles extraites lorsque le jus est préparé ? Si c’est le cas, que deviennent ces enzymes dans notre estomac et notre tube digestif ? Elles sont très probablement digérées par des acides aminés et des peptides. Enfin et surtout, en quoi les enzymes des plantes, dont on extrait le fameux jus vert, sont-elles intéressantes pour l’être humain ?  »

On évoque aussi, sur de nombreux sites Internet faisant la promotion des cures du jus vert, la  » vigueur alcaline  » que ces boissons apportent au corps. Réplique du Dr Scippo :  » Il est très probable que le pH des jus obtenus soit plus acide qu’alcalin. L’argument « vigueur alcaline » relève du marketing et ne repose sur aucune base scientifique. Il vise à nous faire penser aux piles électriques, donc à un apport d’énergie.  » La consommation de jus vert débarrassé des fibres des légumes permettrait de mettre en repos le système digestif et l’énergie libérée pourrait être ainsi consacrée à l’élimination des toxines, selon les adeptes du juicing.  » Les jus verts peuvent eux-mêmes contenir des toxines, remarque la spécialiste. Il conviendrait d’évaluer les risques microbiologiques et chimiques liés aux plantes consommées : germes pathogènes, pesticides, nitrates, mycotoxines.  »

Traces de pesticides et utilité des fibres

A propos des extracteurs de jus, Caroline Stévigny, de la faculté de pharmacie de l’ULB, s’interroge sur la tendance à vouloir transformer le consommateur en professionnel de l’agroalimentaire :  » Je déplore qu’on encourage les gens à s’équiper d’un matériel aussi sophistiqué.  »

La machine permet d’éliminer les fibres, matières qui empêcheraient une digestion parfaite et directe des nutriments.  » Les fibres alimentaires nous sont utiles pour favoriser le transit intestinal « , note Caroline Stévigny. Pour Willy Vandenschrick, du Centre européen pour la recherche, le développement et l’enseignement de la nutrithérapie (Cerden), transformer les fruits et les légumes en liquide est une hérésie :  » En se privant des éléments fibreux des aliments, on accélère l’absorption du fructose. Un jus de fruits voit son fructose se dépolymériser en quelques heures, ce qui le rend diabétogène. Il vaut mieux consommer fruits et légumes dans leur totalité.  »

 » Le concept du détox est un leurre  »

Le concept même du  » détox  » est un leurre, selon le nutrithérapeute :  » Le foie a besoin d’une nourriture adaptée, mais il n’a pas à être mis au repos. Une cure de plus de vingt-quatre heures peut engendrer une altération de la membrane intestinale, ce qu’on appelle le leaky gut syndrome. La « détoxification » provoque donc, en fait, le passage de molécules toxiques !  » Un autre aspect mis en avant par des adeptes du juicing est la perte de poids. Or, pour Willy Vandenschrick, tout régime restrictif est contre- nature :  » Il faut manger sainement, apporter les macro et micronutriments nécessaires dans les quantités adaptées à nos besoins. Les quelques kilos superflus disparaîtront alors sans effort. La mode du juicing se rapproche de l’orthorexie, trouble du comportement qui conduit à considérer comme sain un seul type d’aliment.  »

L’argument de l’apport en chlorophylle interpelle Stéphanie Bonnewyn.  » Cette allégation vise à toucher les personnes attirées par tout ce qui est présenté comme naturel. Mais nous ne sommes pas des plantes, ni des petits hommes verts ! Ne s’alimenter que de jus de légumes n’a aucun sens. L’important pour la santé est d’avoir une alimentation équilibrée et variée. Affirmer que les jus de légumes sont « anti-cancer », c’est tromper les gens. Mais boire son petit verre de jus vert de temps en temps, c’est évidemment meilleur pour la santé que consommer de la bière ou des mojitos !  »

Par Olivier Rogeau

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