Jubilé à New York

Dans Exit le fantôme, son personnage fétiche, Nathan Zuckerman, diminué, retrouve la ville de tous les possibles. Après cinquante ans d’écriture, le géant des lettres américaines est, lui, au mieux de sa forme. Rencontre à Big Apple.

Il y a tout juste cinquante ans, un missile explosait dans le ciel des lettres américaines. Son nom : Philip Roth. Ce jeune prof de 26 ans, originaire de la banlieue new-yorkaise, publiait, dans les colonnes de la Paris Review, dirigée par l’incontournable George Plimpton, une nouvelle qui allait faire scandale : Goodbye, Columbus. L’année suivante, le recueil de nouvelles du même nom décrochait le National Book Award et mettait sur orbite l’écrivain le plus provocateur de sa génération. Depuis, Philip Roth s’est assagi mais son génie s’est accru. Disparu, le sulfureux trublion qui choquait juifs et goys en racontant les aventures d’un masturbateur frénétique (Portnoy et son complexe, 1967). Disparu, l’inventeur de personnages hauts en couleur prêts à mourir pour tirer un coup. Deux National Book Award (le second pour Pastorale américaine, en 1994), un prix Pulitzer (pour Le Thêatre de Sabbath, en 1995), un prix Nobel qui tarde à venir. Philip Roth, bardé des honneurs que ce bas monde peut offrir à un romancier, est entré, depuis la fin des années 1990, dans une nouvelle ère, alternant les grandes machineries sophistiquées sur fond d’histoire politique américaine (La Tache, Le Complot contre l’Amériqueà) et les romans brefs, aiguisés comme des diamants, où le désespoir blesse à chaque page (La Bête qui meurt, Un hommeà). Avec Exit le fantôme, son trentième livre, il réconcilie ces deux versants d’une £uvre qu’il faut désormais considérer comme la plus importante de la littérature américaine contemporaine.

Nathan Zuckerman est de retour ! Pour sa neuvième apparition dans l’univers de Philip Roth, cet écrivain qui vit coupé du monde dans une ferme des Berkshires depuis plus de dix ans retrouve la trépidation de la grande ville. Et, avec elle, l’irrépressible envie d’une existence débridée.  » New York avait eu sur moi l’effet qu’il a sur tout le monde : il avait ouvert le champ des possibles. L’espoir avait resurgi. « 

A 71 ans, Zuckerman n’est guère vaillant. Ses échecs conjugaux à répétition, ses adultères clandestins et  » l’effet boomerang d’un attachement érotique  » l’ont poussé à fuir les tentations de la ville. Une volée de menaces de mort l’a convaincu que la solitude était le meilleur moyen d’échapper à ses tourments. Mais de nouveaux tracas sont apparus : une opération de la prostate l’a rendu incontinent et impuissant, et il découvre qu’il perd peu à peu la mémoire. Le genre d’humiliation qu’un homme a du mal à surmonter – et tout particulièrement Zuckerman, ancien marathonien de la libido et athlète du Verbe. Le voilà donc de retour à New York, pour la première fois depuis une décennie. Nous sommes en 2004. La ville a terriblement changé. Le 11-Septembre est passé par là (depuis sa retraite volontaire, Zuckerman en a à peine entendu parler), George W. Bush s’apprête à être réélu. Et voilà que cet homme diminué, ce revenant, cède à l’illusion d’un nouveau départ. Tout simplement parce qu’une ville – New York, certes – exerce sur lui une attraction semblable à celle d’un univers en expansion. En parcourant une petite annonce dans un journal, il découvre qu’un couple souhaite échanger son appartement de l’Upper West Side contre une maison à la campagne. En un éclair, Zuckerman prend sa décision : il restera à New York. Décision inopinée et, surtout, imprudente. Car tout se complique lorsqu’il rencontre le couple en question : Billy Logan a le charisme d’une huître mais son épouse, Jamie, est belle, jeune et romancière. Elle réveille aussitôt les sens endormis de notre revenant.

A cela s’ajoute l’impatience d’un jeune homme, Richard Kliman. Biographe. Il a l’intention d’écrire la vie d’un vieil écrivain oublié, mort dans les années 1960 sans jamais avoir publié le grand £uvre que tous ses admirateurs attendaient de lui. Or il se trouve que Nathan Zuckerman a bien connu ce Lonoff, qui refusait toute interview et s’efforçait de vivre aussi discrètement que possible. Il l’a rencontré au moment où il quittait sa femme pour une autre. A entretenu avec lui une brève correspondance. Kliman presse donc Zuckerman de questions. Avec, au c£ur du livre à venir, ce scoop qu’il révèle à Zuckerman : Lonoff eut avec sa s£ur une liaison incestueuse et il avait entrepris d’écrire un grand roman sur ce tabou avant d’être rattrapé par le destin. Dès le premier échange, Zuckerman se met à haïr Kliman. Non seulement parce qu’il incarne l’insolente bonne santé des hommes jeunes et potentiellement séducteurs, non seulement parce qu’il fut autrefois le petit ami de Jamie Logan, mais surtout parce qu’il est le produit de ce que l’époque actuelle a sécrété de pire en matière de  » biographes  » : d’insolents fouineurs, atteints par le virus de l’enquête mais ne possédant pas nécessairement toutes les qualités déontologiques requises pour cette tâche, et qui coulent dans le béton une vie que l’intéressé faisait tout pour maintenir anonyme.  » Il y a un immense appétit populaire pour les secrets. Quant à « l’explication » biographique, en règle générale, elle ne fait qu’aggraver les choses en ajoutant des éléments qui ne sont pas dans l’£uvre et qui, s’ils y étaient, n’auraient aucun effet d’ordre esthétique « , lance Zuckerman.

Toute biographie n’est-elle que travestissement ? C’est l’une des questions que pose ce magnifique roman. Philip Roth met en garde contre cette tentation de la transparence qui ébranle nos sociétés depuis quelques années : la course aux révélations restaure peut-être la réputation de l’écrivain, mais ruine celle de l’hommeà Le biographe, trop souvent, n’est plein que de ses objectifs. Il enquête pour authentifier ses intuitions ou ses convictions ; il interprète, donc, de travers.

Roth, via Nathan Zuckerman, lance cet avertissement : un artiste est une énigme, n’essayez pas de la percer à jour ! L’adresse est profonde. Elle vise, une fois de plus, l’un des nouveaux tabous de la tribu : cette prétention à ne voir la vie d’un homme qu’en établissant le compte de ce qu’on peut lui reprocher, qu’à travers les lentilles du scandale. L’Amérique de George W. Bush et des reality-shows peut se sentir visée.

Exit le fantôme ( » Exit le revenant  » eût été une traduction plus fidèle, me semble-t-il, plus  » shakespearienne « ) est un roman peuplé, donc, de revenants : Zuckerman, de retour à New York ; le désir de Zuckerman, de retour après des années de solitude et l’impuissance provoquée par l’ablation de la prostate ; Lonoff, cet écrivain qui a tout fait pour demeurer invisible et que l’on veut absolument  » biographer  » ; Amy Belette, maîtresse de ce dernier, déjà croisée il y a trente ans dans L’Ecrivain des ombresà  » Lonoff tenait à ce qu’on ne fasse pas l’erreur d’interpréter sa fiction comme étant un commentaire sur sa vie « , écrit Philip Roth. Songe-t-il à lui ? Aux multiples thèses qui enfilent les perles sur les rapports entre son personnage, Nathan Zuckerman, et lui, Philip Roth ? Quand on le questionne sur le sujet, Philip Roth se rembrunit, avant d’éclater de rire. Il y a, dans Exit le fantôme, bien des traits qui sont communs aux deux hommes :  » Je ne donne pas de lectures publiques, pas de conférences, pas de cours à l’université, je ne passe pas à la télé « , confesse Zuckerman, détaillant ainsi les plaies qui, selon lui, détournent l’écrivain de son unique tâche – écrire. Philip Roth n’est pas loin de cela – à l’exception, parfois, d’une interview au long cours. Mais les ressemblances s’arrêtent là.

N’en déplaise à la légende, Philip Roth n’a rien du misanthrope reclus dans sa tour d’ivoire. Il n’est pas non plus atteint d’un cancer de la prostate, incontinent et impuissant, ne perd pas la mémoire (tout va bien, merci !). Il n’est pas davantage Nathan Zuckerman que David Kepesh, Alexander Portnoy, Tricard Dixon, Mickey Sabbath ou même ce Philip Roth qu’il inventa naguère dans Opération Shylock pour décourager les exégètes.

Non, Philip Roth n’est rien de tout cela. C’est un écrivain. Qui écrit. Tous les jours. Sans savoir ce que sera son prochain livre. Il rêve, confesse-t-il, d’un gros et grand roman qui le tiendrait occupé jusqu’à sa mort. Qu’il fixe à 2023, dans quatorze ans – il aura alors 90 ans !

Exit le fantôme ne se résume pas à une charge contre le réductionnisme biographique. Roth interroge, surtout,  » ce rêve futile et niais de régénération « . Ne nous mentons pas, elle nous saisit tous, à un moment ou à un autre, cette envie furieuse qui ricoche contre les murs de plâtre érigés par nos habitudes : lâcher la bride à l’intensité. Nathan Zuckerman se retrouve confronté, dans le même temps, aux ambitions littéraires d’une jeunesse en mal de héros et aux tentations (stimulantes mais dangereuses) du moment présent. Sur ces deux sujets, Zuckerman est un homme d’expérience. Il apprendra pourtant que la découverte de soi, même à 71 ans, est loin d’être achevéeà Il y a dans ce roman, comme toujours chez Roth, une ironie mélancolique qui fonctionne extraordinairement bien. Il y a, aussi, un désespoir larvé. Crépusculaire et dérangeant, sombre aussi, Exit le fantôme est, tout simplement, l’un des meilleurs romans de Philip Roth.

Exit le fantôme, par Philip Roth, traduit de l’anglais (Etats-Unis) – très bien – par Marie-Claire Pasquier. Gallimard, 340 p. En librairie le 1er octobre.

François Busnel

un artiste est une énigme. N’essayez pas de la percer à jour

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