Jours de colère à Dharam sala

De notre envoyée spéciale

A la tombée du jour, la mélodie lancinante de mantras psalmodiés en ch£ur résonne dans les ruelles en pente de Dharamsala. Moines en tête, un portrait du dalaï-lama hissé à bout de bras, un long cortège arpente la ville à la lueur des bougies. Les silhouettes grenat des religieux, parfois enroulés dans des drapeaux aux couleurs chatoyantes, se découpent dans le crépuscule de la rue menant au temple principal. En contrebas, une vallée semble s’étendre à l’infini. Jeunes et vieux se rassemblent ensuite devant la résidence du dalaï-lama pour une prière collective à la mémoire des victimes de la répression chinoise. Immuablement, la cérémonie se termine par l’hymne national tibétain, chanté avec tristesse et émotion par une foule recueillie, les mains jointes devant le visage.

Ce petit village de l’Himalaya, dans le nord de l’Inde, abrite la plus vaste communauté tibétaine en exil. Des rassemblements y ont lieu chaque soir depuis le 10 mars dernier, premier jour du soulèvement de Lhassa et anniversaire du mouvement de 1959, qui avait précipité l’exil du dalaï-lama. A l’entrée d’un temple, des grévistes de la faim se relaient toutes les vingt-quatre heures en signe de solidarité. Des drapeaux tibétains ont été suspendus dans toute la ville, accrochés aux vêtements, aux sacs, imprimés sur des bonnets ou des tee-shirts. Des banderoles dénonçant la répression chinoise ornent les façades des boutiques. Les photos sanglantes des victimes tibétaines sont exposées en pleine rue. Même les restaurants destinés aux touristes routards affichent leur engagement :  » Ici, nous ne vendons pas de produits chinois « , annonce une pancarte à l’entrée de certains établissements. Sur les comptoirs, les paniers sont destinés non à recueillir les pourboires, mais à soutenir la  » lutte tibétaine « .

 » Le soulèvement au Tibet a changé beaucoup de choses, surtout pour les jeunes « , affirme Tenzin Yangzom, 23 ans, coordinatrice du Tibetan Youth Congress (Congrès de la jeunesse tibétaine). L’association, l’une des plus résolument indépendantistes de Dharamsala, a vu un afflux de nouveaux adhérents depuis le mois de mars.  » A quoi bon négocier avec Pékin ? demande Tenzin. Il y a eu tellement de discussions, déjà, et aucun résultat. Les Chinois nous traitent comme des marionnettes, ils ne nous prennent pas au sérieux. C’est pour cela que nous voulons l’indépendance. Il a fallu patienter cinquante ans avant qu’il y ait un soulèvement d’ampleur au Tibet. Et nous avons l’obligation de continuer, car, si nous échouons maintenant, nous devrons attendre encore cinquante ans.  » Loin de la  » voie moyenne  » prônée par le dalaï-lama, qui demande une autonomie réelle pour le Tibet, le Tibetan Youth Congress, très apprécié au sein de la génération montante, exige l’indépendance et milite pour des actions radicales. Pékin y voit un groupe terroriste, et un quotidien officiel, China Daily, a même comparé récemment l’organisation à Al-Qaeda…  » Si violence veut dire prendre des armes et tirer sur des soldats, je peux vous garantir que cela n’arrivera jamais, rétorque Tenzin Yangzom, en balayant les accusations chinoises d’un rire sarcastique. Les Chinois cherchent toujours des moyens de nous accuser. Ils prétendent même que le dalaï-lama est un séparatiste ! Mais nous, ce qu’ils disent, nous nous en fichons. « 

Cette radicalisation plutôt modeste des jeunes Tibétains en exil n’inquiète pas le gouvernement de Dharamsala.  » Notre société est complètement démocratisée. Et l’existence d’opinions différentes est un signe de santé, pas de division, constate Samdhong Rinpoche, Premier ministre du gouvernement tibétain en exil. Si tout le monde portait le même uniforme, nous serions en République populaire de Chine !  » Drapé dans sa toge de moine, assis sous une immense affiche du Potala – l’ancien palais des dalaï-lamas, à Lhassa – il dresse un bilan mitigé des derniers mois :  » Pour la première fois depuis l’occupation, l’attention s’est portée sur nous. Malheureusement, les dirigeants de la République populaire de Chine y sont insensibles. Nous nous sentons démunis. Il est impossible d’empêcher le gouvernement chinois de commettre des atrocités. Des gens meurent. D’autres sont torturés tous les jours. Mais on ne peut rien faire. C’est pathétique, pas seulement pour les Tibétains, mais pour l’humanité entière.  » Si des canaux de communication restent ouverts entre Dharamsala et Pékin, les autorités chinoises font néanmoins la sourde oreille. A tel point que le Premier ministre tibétain en vient à douter des intentions chinoises :  » Si la République populaire de Chine voulait la paix et la stabilité, un simple déploiement policier suffirait. Il n’est pas nécessaire de lancer des campagnes de propagande contre le dalaï-lama. Ces pseudo-dénonciations blessent profondément les Tibétains et nourrissent leur ranc£ur. Ce qui donne une excuse aux autorités chinoises pour réprimer encore plus les populations. « 

A plus long terme, les conséquences du soulèvement tibétain sont difficiles à prévoir. Alors que les provinces chinoises jouissent aujourd’hui d’une plus grande autonomie, le Tibet reste contrôlé d’une main de fer par les autorités centrales. Les membres les plus conservateurs du gouvernement freinent toute libéralisation culturelle et religieuse dans cette région considérée comme instable. Hypothèse optimiste, selon Samdhong Rinpoche :  » Pékin pourrait changer les politiques gauchistes mises en place en 1987-1988, qui avaient déjà provoqué le soulèvement de 1989. Ces politiques sont toujours en vigueur au Tibet, alors qu’elles ont été abandonnées en Chine continentale.  » Hypothèse pessimiste :  » Après les Jeux, il est possible que la Chine déploie encore plus de forces et recoure à l’arme démographique.  » Les Tibétains de Dharamsala s’inquiètent de l’afflux de populations chinoises au Tibet, accéléré depuis l’ouverture de la ligne de chemin de fer. A Lhassa, les Tibétains seraient déjà minoritaires.

Pour Tenzin Taklha, secrétaire particulier et neveu du dalaï-lama, le bilan des récentes émeutes et de la tourmente accompagnant la flamme olympique est déjà négatif :  » Je pense que tout cela nous fait du tort, explique-t-il. Les Jeux olympiques sont tellement importants pour les Chinois ! La propagande de Pékin a transformé la question tibétaine en problème racial. De nombreux Chinois trouvent les Tibétains ingrats, pensent qu’on les a poignardés dans le dos dans leur moment de gloire. Le Tibet a pris les Jeux olympiques en otage, et cela blesse la fierté des Chinois. « 

En attendant une hypothétique reprise du dialogue, Dharamsala se prépare à accueillir une nouvelle vague de réfugiés. Après les Jeux, sans doute, lorsque les frontières seront un peu moins surveillées. Dans le Centre de réception, bâtiment vétuste au c£ur de la ville haute, 40 d’entre eux attendent d’être dirigés vers les écoles ou centres de formation qui leur ouvriront les portes d’une vie nouvelle. Chaque année, entre 2 500 et 3 000 Tibétains traversent la frontière népalaise dans la clandestinité, avant d’être pris en charge par le réseau tibétain et transférés vers Dharamsala.  » Mais il n’y a pas eu un seul nouvel arrivant depuis le mois de mars « , constate Dorjee, directeur du Centre de réception. Allongée sur une paillasse dans le dortoir des filles, Lhadong révise avec application son premier alphabet anglais. L’adolescente a quitté sa famille à la fin du mois de février et passé la frontière de nuit, à pied, accompagnée de deux jeunes enfants et encadrée par deux guides qui ont empoché la coquette somme de 1 000 euros pour leurs services.  » Mes parents ne voulaient pas me laisser partir, dit-elle, mais j’étais tellement décidée qu’ils ont fini par accepter.  » Lhadong a 16 ans à peine, mais la promesse d’une éducation moderne et gratuite l’a poussée à quitter sa famille :  » J’allais à l’école au Tibet. J’étais une bonne élève et j’ai réussi l’examen pour entrer au lycée. Mais le directeur de l’école, un Chinois, a vendu mon admission à un autre élève. « 

Les enfants exilés sont entièrement pris en charge par les Villages des enfants tibétains, un réseau qui assure la scolarité de plus de 16 000 jeunes, de la crèche au lycée.  » Sa Sainteté considère que les enfants sont une priorité. Ils sont le futur des Tibétains « , affirme Tsewang Yeshi, directeur du Village de Dharamsala. 80 % d’entre eux sont arrivés seuls en Inde, envoyés par leurs parents.  » Le Tibet est aujourd’hui menacé d’extinction, poursuit le directeur. Nous avons la responsabilité de lutter, et je le fais par l’éducation. Ces enfants seront les ambassadeurs de notre culture et de notre peuple. « 

La plupart des réfugiés ont fui le Tibet pour échapper aux brimades, aux restrictions religieuses, à la discrimination. Beaucoup voulaient rencontrer le dalaï-lama. D’autres étaient attirés par la perspective d’une éducation moderne, certes, mais respectueuse des traditions culturelles.

Dharamsala recueille aussi ceux qui ont été maltraités par le régime chinois. Gu-Chu-Sum, une association aidant les anciens réfugiés politiques, compte aujourd’hui 400 membres. Une autre organisation, destinée aux  » survivants de la torture « , apporte une aide matérielle et psychologique à plus de 500 personnes. Ama Adhe, 76 ans, dont 27 passés dans les geôles chinoises, est à elle seule le résumé de plus de cinquante ans de lutte tibétaine. Deux longues nattes nouées derrière la tête, vêtue d’une tunique traditionnelle couleur pourpre, le regard brouillé par de grosses lunettes, elle raconte une vie massacrée par la politique. Emprisonnée en 1958 pour avoir nourri des combattants indépendantistes tibétains, Ama Adhe s’est retrouvée enfermée avec 300 autres femmes. Elle avait 26 ans, était veuve, avait un petit garçon de 4 ans et un bébé de 4 mois. Vingt-sept ans plus tard, elle a été relâchée avec les trois seules autres survivantes de la prison.  » Elles s’occupaient des cochons, se souvient Ama. Elles ont survécu parce qu’elles mangeaient la nourriture des bêtes. Moi, je priais.  » Toutes les autres sont mortes de faim, après avoir épuisé le cuir de leurs chaussures. Ou bien ont succombé aux sévices des gardes chinois :  » Ils nous pendaient par les bras jusqu’à ce que nous nous évanouissions. Parfois, ils nous plantaient des aiguilles sous les ongles.  » Elle montre l’ongle de son majeur, sur lequel se dessine encore une ligne boursouflée dans le sens de la longueur. Ama Adhe est à Dharamsala depuis dix-neuf ans : elle avait juré à ses compagnes d’infortune d’aller raconter au dalaï-lama les malheurs subis par ses compatriotes sous le joug chinois. Comme la plupart des Tibétains de Dharamsala, elle se sent investie d’un devoir de témoignage, seul instrument de lutte pour la cause de ses  » frères  » restés au Tibet.  » Je vais bientôt mourir, conclut-elle en s’extirpant péniblement de son fauteuil. Mais il faut que cette histoire survive.  » l

Séverine Bardon

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